ALIÉNATION

Thème privilégié de la théorisation féministe depuis la publication du Deuxième Sexe par Simone de Beauvoir en 1949, l’aliénation est un concept que le féminisme hérite de la tradition philosophique. Il convient donc de rappeler en premier lieu les jalons importants de cette tradition qui a inspiré les penseuses féministes.

Origines philosophiques du concept

À partir de sa signification latine en tant que cession d’un bien ou d’un droit (alienatio), la notion d’aliénation a été l’objet de théorisations diverses dont les philosophies de Rousseau, Hegel et Marx marquent les moments les plus significatifs. L’aliénation est d’abord conçue par Rousseau comme inadéquation de la nature humaine au monde social sous l’effet de la rationalité moderne. La notion est ainsi dédiée à l’identification des malaises propres à la civilisation et aux contradictions du progrès[1], lesquels conduisent l’être humain à ne plus s’appartenir (Rousseau, [1755] 1964 ; [1762] 1969). Avec Hegel, l’aliénation revêt un sens spéculatif bien plus général. Elle recouvre essentiellement deux termes en allemands, l’Entäusserung, qui renvoie au dessaisissement d’un bien ou d’une particularité du sujet, et l’Entfremdung, qui désigne un rapport d’étrangeté à l’égard d’autrui ou du monde produit par le sujet. L’aliénation devient un concept opératoire du mouvement de l’histoire et de l’esprit : moment nécessaire de l’extranéation de la conscience qui s’objective en se dessaisissant d’elle-même (Entaüsserung), l’aliénation désigne également la perte de soi dans l’altérité qui accompagne ce processus (Entfremdung). En tant que mouvement historique, l’aliénation de l’esprit culmine dans son auto-position, il est alors réconcilié avec lui-même et met fin au mouvement de l’aliénation (Hegel, [1807] 2012 ; [1820] 2003). Le renversement des données hégéliennes du problème par Marx marque une des dernières étapes décisives de la conceptualisation de l’aliénation. Visant d’abord, dans les Manuscrits de 1844, la forme diminuée de l’essence humaine sous l’effet du travail exploité (Marx, [1844] 1999), la thématisation de l’aliénation se défait par la suite de ses accents substantialistes pour faire de l’aliénation le résultat, et non le point de départ, de l’analyse, laquelle est dorénavant menée à partir de la forme-marchandise dans le contexte capitaliste (Marx, [1890] 2009). L’aliénation est alors non plus la condition dégradée d’une essence humaine qui gagnerait à être réconciliée avec elle-même, mais « l’essence profonde d’une phase de l’histoire », celle du « devenir chose des rapports sociaux dans le monde de la production capitaliste » (Sève, [1973] 2012). L’aliénation désigne un processus historico-social conduisant au dessaisissement des êtres humains, auquel seule une praxis émancipatoire serait susceptible de mettre fin.

La réappropriation féministe du concept d’aliénation

C’est à la suite de cette tradition constituée, et dans le sillage de la popularisation du thème de l’aliénation avec la redécouverte des écrits du jeune Marx (1932), que la théorie féministe se réapproprie le concept. Elle hérite de la tradition une oscillation entre une approche ontologique et historico-sociale de l’aliénation. Ainsi, la compréhension féministe se fait parfois à travers la reprise de la phraséologie hégélienne pour traduire l’ontologie de la conscience féminine aliénée (Beauvoir, [1949] 1986 ; [1949] 1976), ou alors elle réengage les conceptions marxistes pour mieux éclairer les rapports historico-sociaux de genre (Bartky, 1990). D’un bout à l’autre du spectre des contributions féministes, les théoriciennes considèrent l’aliénation féminine comme une forme d’étrangement à soi spécifique des femmes, lié à une multiplicité de phénomènes : la fragmentation du corps féminin, sa réduction à un objet manipulable, la dépossession des capacités des femmes, et enfin, leur adhésion paradoxale à leur assujettissement par le truchement de puissants mécanismes idéologiques de naturalisation du patriarcat.

Il faut noter que l’aliénation renvoie généralement à une thématique de la critique féministe et pas toujours à un concept rigoureusement défini au centre de l’outillage théorique. Sont alors préférées à l’aliénation des notions favorisant l’identification plus directe des mécanismes de l’assujettissement, comme par exemple l’objectification sexuelle, permettant de saisir le statut spécifique du corps féminin dans les processus de subjectivation patriarcale (C.-A. MacKinnon, [1987] 2020 ; Nussbaum, 1999), ou encore un concept novateur comme le sexage, à même d’identifier le point nodal unissant l’exploitation des femmes à l’appropriation de leur corps (Guillaumin, 1978a ; 1978b). Au sens général de la critique, l’ensemble féministe, antiraciste et queer, formé par la phénoménologie critique et les critiques d’inspiration foucaldienne (Scott, [1996] 1998 ; Ahmed, 2006 ; Butler, [1990] 2006 ; Dorlin, 2006 ; 2017 ; Bentouhami-Molino, 2014) constitue également un champ incontournable de la philosophie contemporaine de l’aliénation.

Une voie fémo-marxiste, relativement marginale, propose toutefois une conceptualisation rigoureuse de l’aliénation à partir de l’expérience féminine, avec pour but la révision de la théorisation marxienne en y intégrant la dimension genrée du phénomène (Bartky, 1990). Cette voie est rarement empruntée par les féministes matérialistes elles-mêmes, dont l’analyse est davantage centrée sur les concepts de reproduction ou de travail domestique (Delphy, [1999] 2009 ; 2011 ; Federici, 1975).

Que l’aliénation renvoie à une thématique générale ou un concept précis, on peut en identifier trois grandes approches féministes : la théorisation beauvoirienne inaugurale, la relecture kantienne de l’aliénation abordée au prisme de la philosophie morale et, enfin, l’approche fémo-marxiste de Sandra Lee Bartky.

La pensée beauvoirienne de l’aliénation

La pensée de Simone de Beauvoir est une source majeure des théorisations féministes de l’aliénation. Si l’on retient habituellement les analyses proposées dans Le Deuxième Sexe, la réflexion sur l’aliénation est plus ancienne. Elle s’ancre dans une morale existentialiste présentée en 1947 : dans Pour une morale de l’ambiguïté, Beauvoir considère l’aliénation comme constitutive de l’existence qui se découvre jetée dans le monde. L’inspiration heideggerienne conduit la penseuse à considérer l’aliénation comme partie prenante de la condition humaine marquée par l’être pour la mort, sans possibilité de fuite sinon dans l’inauthenticité de l’existence qui se refuserait à cette condition. Ainsi le fond de la philosophie beauvoirienne de l’aliénation est ontologique plus que social[2].

Dans Le Deuxième Sexe la critique de l’aliénation s’enrichit de deux gains : sans abandonner l’approche existentialiste, Beauvoir se fait théoricienne du social ; cette évolution n’est rendue possible que par la critique de l’aliénation à partir de l’expérience féminine. C’est en termes hégéliens que Beauvoir présente, dans Le Deuxième Sexe, sa conception de l’aliénation : la conscience ne se pose qu’en s’opposant, en exprimant une hostilité fondamentale à l’égard de toute autre conscience, chaque conscience s’affirmant comme l’Un contre l’Autre, comme l’essentiel face à l’inessentiel. Sur le fond de cette conception onto-anthropologique, Beauvoir propose d’identifier la spécificité de l’aliénation féminine : si toute conscience s’affirme habituellement comme Sujet en même temps qu’elle constitue en Autre la conscience qui lui fait face, la conscience féminine serait constituée en Autre sans nier réciproquement son corrélatif masculin, et donc sans s’affirmer en retour en tant que Sujet. L’aliénation féminine est à la fois paradigmatique de l’aliénation et aliénation qui fait exception : elle est soumission absolue et non relative.

Mais cet absolu paradoxal demeure suspendu à une dialectique des sexes qui n’a rien d’un destin, et dont Beauvoir propose dans Le Deuxième Sexe d’élucider les motifs fondamentaux. En ce sens, la question qui constitue le fil conducteur de l’ouvrage est précisément celle de l’aliénation :« Pour que le retournement de l’Autre à l’Un ne s’opère pas, il faut qu’il [l’Autre] se soumette à ce point de vue étranger. D’où vient en la femme cette soumission ?[3] » (Beauvoir, [1949] 1986, p. 20).

Parmi les motifs centraux qui déterminent l’aliénation des femmes, on retiendra la difficile affirmation d’un Sujet collectif féminin : les femmes ne forment pas une communauté distincte, elles vivent rattachées aux hommes par l’habitat, le travail, et les intérêts économiques. L’affirmation de l’identité singulière connaît également d’importantes entraves. Elle passe, selon Beauvoir, par le dessaisissement de soi [Entäusserung] dans des objets. L’enfant cherche à recomposer la totalité des alter egos dans lesquels il s’aliène : son image auprès des parents, les reflets des miroirs, les poupées, son pénis fétichisé, etc. Les petites filles se trouvent défavorisées dans ce processus : elles n’ont pas la possibilité de s’aliéner dans un pénis symbole de transcendance (concrètement éprouvée dans l’érection et la fonction urinaire), mais sont enjointes à s’éprouver dans l’immanence du corps. C’est une poupée à soigner, belle et passive, qu’on leur offre en guise d’alter ego. Enfin, l’aliénation subjective, comprise comme adhésion paradoxale des femmes à leur soumission, retient particulièrement l’attention de Beauvoir. Elle s’explique par les puissantes compensations narcissiques offertes aux femmes en échange de leur subordination. On les confirme par l’éducation dans les tendances à la séduction, le modèle d’amour qu’on leur impose est celui dans lequel « une conscience se fait objet pour un être qui la transcende » (Beauvoir [1949] 1986, p. 18). Ainsi la femme ne devient pas seulement un objet au regard de l’autre, mais se saisit elle-même comme Autre.

Le sens de l’aliénation chez Beauvoir est à la fois celui du dessaisissement dans l’objet impliquant la brisure du sujet (Entäusserung), de la relation d’étrangeté à soi à travers l’auto-perception féminine sous le regard masculin (Entfremdung) et du devenir chose en tant que corps fétichisé (Verdinglichung).

La relecture kantienne de l’aliénation féminine, de l’aliénation à l’objectification sexuelle

Le rapport essentiel de l’aliénation féminine au corps a conduit certaines théoriciennes anglo-saxonnes à privilégier le concept d’objectification sexuelle afin d’identifier la nature de l’aliénation féminine (MacKinnon et Dworkin, 1988 ; Nussbaum, 1999). S’inspirant de Beauvoir, elles prolongent son analyse en privilégiant, soit une approche marxienne centrée sur le devenir chose du corps féminin (MacKinnon, [1987] 2020), soit une approche kantienne centrée sur la problématicité morale impliquée par le traitement instrumental du corps chosifié, tombant sous l’interdit posé par la troisième formulation de l’impératif catégorique (Nussbaum, 1999). Si elle confère à la critique de l’aliénation une portée éthique et juridique, favorisant notamment la condamnation légale des atteintes sexuelles, cette perspective libérale s’éloigne toutefois de l’analyse sociale des ressorts profonds de l’aliénation des femmes tout comme des atteintes qu’elles subissent.

La relecture fémo-marxiste de l’aliénation

Du côté de l’analyse sociale, l’approche de Sandra Lee Bartky propose de mettre au jour les structures capitalistes qui pérennisent l’auto-aliénation féminine, et résistent ainsi aux effets de la critique morale. D’après Bartky, les structures économiques n’auraient été que trop peu l’objet du Deuxième Sexe. Ce faisant, la penseuse procède à une actualisation de la critique beauvoirienne dans le contexte spécifique des sociétés de consommation. Si les influences de Bartky sont plurielles – elle emprunte à la fois au marxisme, à l’existentialisme de Sartre, de Beauvoir et de Fanon, ainsi qu’à la pensée de Foucault –, sa finalité est univoque : il s’agit de repenser l’aliénation pour réviser le concept marxiste. La définition générale de l’aliénation est empruntée aux Manuscrits de 1844. L’aliénation est à la fois (1) fragmentation du sujet (brisure du rapport à soi dans le cas du travailleur dépossédé), et (2) empêchement de son activité (le travailleur perd le contrôle de son travail). Ces deux volets qui concernent chez Marx la sphère du travail s’instancient également dans des phénomènes touchant spécifiquement les femmes. La fragmentation du sujet (1) se traduit par l’objectification sexuelle. La dépossession de l’activité (2) se traduit par l’hégémonie culturelle masculine, produisant une image monolithique de la féminité et entravant l’expression culturelle féminine alternative.

L’analyse du fashion beauty complex, c’est-à-dire du complexe économico-culturel (aussi puissant que « le complexe militaro-industriel » ; Bartky 1990, p. 39), produisant une image contraignante de la féminité, est l’élément de l’édifice critique devant parachever la critique économique de l’aliénation féminine. Ce complexe est le moyen à la fois économique et biopolitique de cette aliénation. Il favorise trois catégories de pratiques disciplinaires qui en sont la source : celles contraignant la taille et la forme du corps (l’image d’un corps féminin pré-pubère, sans défense, dont la minceur confine à l’émaciation), la skin care discipline (la surface du corps féminin doit être dépourvue d’aspérités, parfaitement lisse et épilée, le maquillage et l’habillement obéissent à des codes laissant peu de marge à l’expression individuelle), et l’ensemble des gestes, postures et mouvements féminins (ils doivent évoquer la fragilité et se définissent par contraste avec l’expansion corporelle masculines).

L’analyse des pratiques disciplinaires revêt un enjeu double : préciser les mécanismes concrets de l’aliénation aux deux sens de l’étrangement à soi et de l’activité empêchée, et, ce faisant, amender l’analyse de la domination aveugle au genre. La critique du biopouvoir s’enrichit d’un aspect qui échappait à la critique visant les institutions (école, prison et hôpital) : le biopouvoir patriarcal est si diffus qu’il en devient transparent, il est un environnement naturalisé omniprésent qui ne s’incarne pas dans une institution unique. Cette spécificité explique, selon Bartky, une caractéristique fondamentale de l’aliénation féminine : il s’agit d’une aliénation subjective dont la conscientisation est particulièrement délicate, y compris pour les intéressées. Les injonctions patriarcales sont intimement ancrées, diffuses et ambiguës : les remarques sexistes réifiant le corps féminin sont culturellement admises, passent pour des compliments ou de l’humour.

La morphologie de la conscience féminine est toutefois une étape vers la libération des affects tristes tels la honte ou la détestation de soi, en comprenant qu’ils appartiennent à l’arsenal patriarcal et ne sont pas imputables aux individues. La désaliénation ne peut être que progressive : souvent, elle implique un changement de cercles de socialisation et la participation à des collectifs de résistance pour élaborer de normes alternatives à celles du fashion beauty complex (communautés lesbiennes radicales, communautés sportives féminines, etc.).

Féminisme et philosophie sociale : surmonter la dichotomie de la critique de l’aliénation

En conclusion, on suggérera quelques pistes pour éclairer, d’une part la marginalisation de la critique féministe de l’aliénation au sein du champ philosophique, et d’autre part les possibilités d’articulation entre les deux champs.

Bien que la pensée féministe propose un déploiement inédit du concept d’aliénation hérité de la tradition philosophique, son apport demeure largement ignoré par le reste du champ de la philosophie. L’ignorance par les vocabulaires philosophiques des conceptualisations féministes de l’aliénation est d’autant plus étonnante dans le contexte du renouveau récent de la critique de l’aliénation en philosophie sociale. Depuis les années 2000, les penseurs critiques de l’aliénation s’attachent en effet à remettre la notion au goût du jour, en particulier dans le contexte des mutations économiques capitalistes (Jaeggi, 2005 ; Haber, 2007 ; Honneth, [2005] 2007 ; Dejours, [1998] 2008 ; Fischbach, 2009 ; Rosa, 2014). Le concept féministe d’aliénation contraste en ce sens avec celui de reproduction, dont les théorisations féministes ont fait leur entrée dans les vocabulaires du marxisme les plus récents (Farjat et Monferrand, 2020).

La dichotomie entre la philosophie sociale et la philosophie féministe est certainement favorisée par la marxologie en vase clos dont témoignent certaines discussions sur l’aliénation. La division entre les deux champs s’explique aussi partiellement par la trajectoire inverse qu’y a connu le concept d’aliénation. Alors qu’à partir des années 1960, le soupçon est jeté sur l’essentialisme supposé immanent à la notion (Adorno, [1966] 2003 ; Althusser, [1965] 2005), – dénoncer l’aliénation de l’être humain serait supposer illusoirement une essence humaine à recouvrer –, l’aliénation devient un champ d’investigation essentiel à la philosophie féministe suite à l’écho international du Deuxième Sexe. Les rares mentions faites par des philosophes non féministes à une critique de l’aliénation du point de vue du genre ou de la sexualité, sont paradoxalement l’occasion de révoquer en doute de telles approches : plutôt que d’un approfondissement de la critique, elles participeraient de l’inflation d’un concept trop « subjectif ». Ainsi dans leur notice du Dictionnaire critique du marxisme, consacrée à l’aliénation, G. Labica et G. Bensussan considèrent que la critique de l’aliénation familiale, sexuelle ou conjugale participe de « l’inflation des “aliénations” » et renvoie à une forme d’abus « de la polysémie du concept » (Bensussan et Labica, 1999, p. 20). Dans son article consacré à l’aliénation dans l’Encyclopaedia universalis, Paul Ricœur note pour sa part qu’au-delà de l’économique « le mot [aliénation] ajoute toutes les équivoques à son extension à d’autres sphères ». Ricœur pointe en particulier l’usage du terme pour désigner la « relation de domination caractéristique de l’ère coloniale et postcoloniale ». Selon un tel diagnostic, les confusions ne viendraient pas tant de l’excès de généralité du concept lui-même, que des terrains concrets qui ont pourtant permis son affutage progressif. On aura vu que loin de ne désigner que des malaises minimes et subjectifs des femmes, l’aliénation identifiée par les féministes renvoie à une forme paradigmatique de l’aliénation, à la toile de fond patriarcale de l’exploitation capitaliste, ainsi qu’à des structures si ancrées qu’elles s’en trouvent invisibilisées. Ainsi la dénonciation de l’inflationnisme supposé du concept, lorsqu’il incite à une approche économiste, perpétue l’aveuglement et empêche de saisir la complexité et les différents plans d’articulation du processus historique d’aliénation.

La critique sociale de l’aliénation aurait en réalité tout à gagner à intégrer la dimension patriarcale qui constitue l’arrière-plan de l’aliénation liée au travail. Cet approfondissement pourrait être intégré au renouveau de la compréhension de l’aliénation comme perte de l’objet ou du monde (Weltverlust) dont les implications écologiques sont évidentes : l’aliénation culmine désormais dans la perte par l’être humain de l’environnement naturel qu’il a lui-même réifié par le processus d’exploitation des ressources (Fischbach, 2009). Cette réification et cette perte ne sont pas compréhensibles sans la critique du Sujet patriarcal qui en forme l’arrière-plan et qui place la féminité du côté du devenir chose exploité et naturalisé. La rencontre de la critique féministe et sociale de l’aliénation permettrait ainsi d’approfondir les enjeux éco-féministes enveloppés par le concept.

Un dialogue véritable entre la philosophie sociale et la philosophie féministe ne saurait toutefois faire l’économie des critiques importantes adressées en philosophie sociale aux approches essentialistes de l’aliénation. La perspective ontologique de Beauvoir et celle, reprenant les écrits humanistes du jeune Marx, de Bartky, pourraient être les cibles privilégiées de telles critiques. Alors que la philosophie sociale a souligné à raison l’insuffisance du premier concept marxien d’aliénation et des perspectives ontologisantes en général, c’est bien cette conception ontologique et ce concept humaniste qui sont privilégiés par les approches féministes de l’aliénation. Le féminisme critique inspiré par l’Ecole de Francfort offre une voie importante pour amender cette approche de façon à mettre en cause l’implicite patriarcal du désir de transcendance revendiqué par Beauvoir ou Bartky, tout comme l’optimisme progressiste d’une émancipation féminine par le travail (Varikas, 2006 ; Scholz, 2014). Ainsi, la désaliénation des femmes ne saurait ni ne devrait en passer par une réconciliation avec l’image d’une humanité prométhéenne forgée dans le contexte patriarcal.

Pour citer cette notice :

Naït Ahmed, Salima ; Loslier-Simon, Marie : « Aliénation ». Dictionnaire du genre en traduction / Dictionary of Gender in Translation / Diccionario del género en traducción. ISSN: 2967-3623. Mis en ligne le 10 février 2023: https://worldgender.cnrs.fr/notices/alienation/

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[1] Rousseau théorise également dans le Contrat social un sens politique de l’aliénation. L’« aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à la communauté » est la clause centrale du pacte social à laquelle toutes les autres se réduisent (Rousseau, [1762] 1964). La reprise du sens juridique latin du terme par le contractualisme ne sera pas détaillée dans cette notice car elle ne fait pas l’objet d’une appropriation par le féminisme critique de l’aliénation.

[2] D’après Françoise Collin (2010), cette particularité offrirait un rempart contre les prétentions à la réconciliation de certaines philosophies dogmatiques de l’aliénation, prétendant réduire la douleur inhérente à l’existence à une question politique soluble.

[3] Nous soulignons.


ÉTIQUETTES

aliénation, Entäusserung, Entfremdung, objectification sexuelle, philosophie, Sandra Lee Bartky, Simone de Beauvoir