MARKETING DE GENRE

Le gender marketing[1] (aussi appelé « marketing de genre » ou « marketing genré » en français), est une stratégie mercatique qui apparaît dans les années 1970. Il tire parti des recherches sur le genre qui se développaient au même moment pour produire un marketing orienté selon le sexe et/ou l’identité de genre du public ciblé – les hommes ou les femmes –, avec l’espoir de pouvoir doubler les profits. Pour ce faire, les marketeur∙se∙s s’appuient sur des études en psychologie ou en sociologie qui analysent les différences de comportements entre hommes et femmes, en termes de prises de décisions, de prises de risques ou de confiance en soi (Dobscha, 2019), ainsi que d’autres qui observent les préférences sexuées en termes de formes, de tailles ou de couleurs des objets, et les raisons qui les motivent (Moss, 2009). Ces résultats sont ensuite appliqués aux stratégies commerciales afin de les adapter selon qu’elles ciblent des femmes ou des hommes, que ce soit en modifiant le design d’un produit, en changeant sa forme, sa couleur voire ses fonctionnalités[2] (Moss, 2014), en modifiant les éléments graphiques ou textuels de son packaging (MacIntyre, 2018), ou en travaillant une promotion publicitaire spécifique (Sheehan, 2004, p. 89-111).

Le marketing de genre concerne d’ailleurs de manière plus globale la marque et tout le marketing d’une entreprise, et pas seulement les produits : plus une marque est perçue comme féminine, moins les consommatrices qui sont leur cible apprécient que celle-ci fasse une extension de produit masculine ; inversement, plus une marque est perçue comme masculine, moins les consommateurs apprécient de voir une extension de produit féminine (Sorin-Ulrich, 2010). Il est ainsi possible de refondre le logo d’une marque qui souhaiterait se tourner entièrement vers un seul type de public (Machado, Fonseca et Martins, 2021).

Pour elle : les femmes en ligne de mire du marketing de genre

À certains égards, le marketing de genre est plus souvent un marketing « pour les femmes » qu’un marketing « pour les hommes » : les marques « féminisent » plus souvent leurs gammes pour les consommatrices qu’elles ne les « masculinisent » pour les consommateurs (Barletta, 2002). Quand un produit est conçu « pour les femmes », les marketeur·se·s emploient alors souvent le rose – couleur symbole de féminité – (Bartow, 2008 ; Bideaux, 2023, pp. 275-276) [ill. 1] et, dans une moindre mesure, le violet[3] ; cela ne veut pas dire que tous les produits ayant des femmes pour cibles sont roses, mais plutôt que presque tous les produits roses sont à destination des femmes. Passé au spectre du marketing de genre, le produit « féminisé » voit parfois son prix augmenter par rapport à la version standard, une « taxe rose » – aussi appelée women tax [taxe des femmes] – (de 3 à 7% en moyenne), dénoncée par les associations féministes, mais que les marques expliquent par de légères différences de design (tissu différent, design plus élaboré…), des volumes de production moindres (les femmes représentent pourtant la moitié de la population…) ou la conception de campagnes publicitaires particulières (Ministère de l’économie, de l’Industrie et du numérique et Ministère des Affaires Sociales, de la Santé et des Droits des femmes, 2015 ; Blasio et Menin, 2015 ; Manzano-Antón, Martinez-Navarro et Gavilan-Bouzas, 2018).

Ill. 1 : Différents produits « pour femmes » issus du marketing de genre ; de gauche à droite et de haut en bas : Rasoirs jetables Bic. Photo : © Bic, via Carrefour ; Boîte à outil de marque inconnue. Photographe inconnu·e, via Alibaba ; Comprimés d’ibuprofène Nurofen. Photo : © Nurofen / Vidal, via Nurofen ; Bouchons d’oreilles Sleep Pretty in Pink. Photo : © Sleep Pretty in Pink, via Walmart ; Gants de jardinage Spontex. Photo : © Spontex, via Spontex ; Stylo à bille Bic. Photo : © Bic, via Librairie de France ; Thé amincissant Shengchen. Photo : © Shengchen, via Ginax Store.

Si plusieurs recherches tentent de justifier une tendance féminine pour les achats « par nature » (Kumaravel, 2017), le lien entre femmes et consommation se présente davantage comme étant historique et culturel. En particulier, dans les années 1950, l’essor de la consommation de masse s’est décliné au féminin : après vingt ans de stagnation économique causée par la Grande Dépression et la Seconde Guerre mondiale, la consommation était devenue un mode d’organisation sociale, culturelle et économique aux États-Unis, appelé American Way of Life (Lamb, 2019, p. 35-68). Dans cette période marquée par la Guerre froide, les États-Uniennes étaient encouragées à rester à la maison pour assurer la stabilité familiale – et par-là celle de la nation –, en même temps qu’elles étaient incitées à consommer afin de vanter les vertus du capitalisme américain, alors en compétition avec le système économique communiste (ibid., p. 88-118). Devenant femmes au foyer, en charge des tâches domestiques et des achats, les femmes sont alors devenues le public à cibler en priorité pour les marques. Ce lien entre consommation et féminin pourrait aussi s’expliquer par l’implication des femmes dans les achats des foyers (Chessel, 2012, p. 69-82), et surtout par des stéréotypes socio-culturellement ancrés qui associent consommation et féminité : ceux de « la femme dépensière » ou de « la ménagère » responsable des achats qui émergent aux XIXe et XXe siècles, ou ceux plus récents de « l’acheteuse compulsive » accro au télé-achat et de « la victime de la mode » se bagarrant durant les soldes[4]. Ces stéréotypes sexistes sont véhiculés et renforcés par les médias, via des séries[5] – principalement américaines – [ill. 2], des émissions de téléréalité[6], la presse féminine et ses sélections shopping (Marie-Claire, Femme actuelle, Grazia…), les publicités, qui multiplient les représentations féminines stéréotypées (Soulages, 2009), ou encore les journaux télévisés qui montrent chaque année des femmes attendant l’ouverture de magasins le premier jour des soldes. Répétant, en les renforçant, les stéréotypes, le marketing de genre a ainsi tendance à ne s’appuyer que sur les modèles de féminité (et il en va de même pour la masculinité) européens et nord-américains, soit ceux des états ayant le plus longtemps dominé la globalisation des marchés[7] (Guéhenno, 1999 ; Perron, 2005) et qui ont imposé au monde des standards de beauté blanche, via la culture, l’art et… le marketing (Coltrane et Messineo, 2000 ; Kunert, 2013).

Ill. 2 : Desperate Housewives, 2012. Série télévisée (saison 8, épisode 18) [capture d’écran]. Créée par Marc Cherry. Produite par Cherry Productions (États-Unis). Photo : Cherry Productions.

Pour lui : les hommes, la cible semi-invisible du marketing de genre

Si les femmes ont durant très longtemps occupé la fonction de responsable des achats dans les familles, les hommes sont de plus en plus impliqués dans les achats des foyers depuis que le modèle familial traditionnel (dans lequel la mère s’occupe des enfants à la maison pendant que le père travaille) n’est plus le modèle majoritaire[8]. Même s’il est moins imposant que le marketing « pour les femmes », les marques produisent ainsi de plus en plus un marketing à destination des cibles masculines, qui jugent davantage que les femmes « une expérience d’achat en termes utilitaires » – la longueur des files d’attente à la caisse, la quantité de produits achetés… – que de design du produit (Kraft et Weber, 2012).

Le marketing « pour les hommes » est aussi souvent plus stéréotypé, basé sur des représentations exagérées de la masculinité : « le dragueur », « le bad boy », « le sportif »… Les produits profitent alors d’un processus de « masculinisation » à travers le design : on utilise des couleurs qui évoquent la technologie (bleu, noir, gris), la puissance (rouge) ou l’énergie (orange), des textures qui évoquent elles aussi la technologie (reflets métalliques, chromés) ou le luxe (textures mates)… Même des produits initialement considérés comme « masculins » (les rasoirs, les voitures ou les outils de bricolages) peuvent être « masculinisés » afin de conforter les consommateurs dans leur masculinité et les inciter à s’orienter vers ledit produit. Les publicités mettent quant à elles en avant des égéries issues du monde des sports – le plus souvent des footballeurs[9] ou des pilotes de Formule 1 – [ill. 3], même si une grande part des marques cherche aussi à cibler l’« homme ordinaire » dans lequel pourra se reconnaître la plupart des consommateurs (Lund, 2008), et notamment « le père de famille »[10] (Macé, 2013).

Ill. 3 : Gillette, Arrêtons les GrieZmaces avec Gillette Flexball, 2018. Publicité télévisée (France) [capture d’écran]. Photo : Stritlab Studio, via YouTube.

Les produits d’hygiène ou cosmétiques en particulier font l’objet d’une « masculinisation » forte quand il s’agit de s’adresser aux hommes, ce qui permet de les rassurer sur leur masculinité, alors que le soin du corps et celui des apparences sont plutôt associés au féminin (Remaury, 2000). Ainsi, alors que les gels douches et autres crèmes hydratantes destinées à un usage familial sont le plus souvent blancs – renvoyant à l’idée de propreté – voire bleus – signifiant la fraîcheur –, leur version « masculine » est la plupart du temps proposée dans des emballages gris – comme l’acier, associé à la technologie –, bleus – comme l’océan, renvoyant à la conquête des grands espaces –, noirs – comme le charbon, élément naturel brut –, voire rouge – comme la lave en fusion – renvoyant à l’idée de force, d’énergie, de danger. Ces produits sont également formulés avec des fragrances musquées, boisées, héspéridées voire « houblonnées[11] ». Les campagnes publicitaires sont en outre centrées autour de la virilité ou la capacité de séduire, sous-entendue quasi toujours des femmes[12] [ill. 4], même si certaines marques tentent de sortir des conventions hétérosexuelles du marketing de genre[13].

Ill. 4 : Paco Rabanne, Invictus, 2015. Publicité télévisée (France) [capture d’écran]. Photo : Pub RT, via YouTube.

Mais si le marketing de genre cible moins les hommes, c’est aussi et surtout dû à l’androcentrisme de nos sociétés et à la non reconnaissance du masculin – historiquement associé à l’universel – comme spécificité genrée. À l’opposé, le féminin renvoie toujours au particulier, à l’Autre, comme le notait déjà Simone de Beauvoir : « [La femme] se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle ; elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le Sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre » (1949a, p. 16). Ainsi, si un produit doit passer par une transformation pour devenir exclusif aux femmes, un produit « standard » – c’est-à-dire « neutre », en ce sens qu’il a été initialement conçu comme pouvant convenir à tout le monde – est pensé par défaut comme masculin. Plus encore : en particularisant certains produits comme féminins, le reste de la gamme est davantage perçue comme masculine par un processus de proscription qui interdit conceptuellement aux hommes la version féminine du produit.

Pour nous 2 : le marketing de genre est un marketing hétérosexuel

Le marketing de genre est aussi implicitement un « marketing hétérosexuel ». Certains produits sont en effets conçus pour les couples hétérosexuels : chacun des membres du couple se voit alors proposer une version genrée de ces produits – le plus souvent étiquetée des formules « pour lui » et « pour elle » –, avec un design conçu d’après des stéréotypes attribués à chacun des sexes. La marque Sanogyl a par exemple commercialisé en 2012 le duo de brosses à dents Elle et Lui : une bleue et noire « pour lui », avec une tête plus large, un manche plus épais et un « design sport et technique », et une rose « pour elle », avec une tête plus fine et des poils respectant les gencives fragiles [ill. 5]. L’objectif pour les marketeur∙se∙s est ici de jouer sur un idéal fantasmé du couple (hétérosexuel), formé d’un homme et d’une femme aux caractéristiques physiques et comportementales opposées et complémentaires, pour apporter de l’attraction à leurs produits, ou pour proposer une « extension cross-gender » de sa gamme, en s’adressant au public de l’autre sexe (Jung et Lee, 2006), comme l’a fait la marque Axe en 2012 avec sa gamme Anarchy, déclinée en bleu et rose pour chacun des deux sexes, alors que la marque est connue pour ne cibler qu’un public masculin.

Ill. 5 : Sanogyl, Pour Elle, Pour Lui, 2012. Visuel promotionnel (France). Photo : Sanogyl, via Marketing Genrage.

Le genre n’a pas d’âge : le marketing de genre adapté aux enfants

Le marketing de genre ne se contente pas de cibler les adultes, il se met en place dès l’enfance, ciblant tout particulièrement les jouets. Leur design, leur packaging, ainsi que leur promotion dans les catalogues sont ainsi différents selon qu’ils s’adressent à des garçons ou à des filles (Pennell, 1994). La sociologue Mona Zegaï démontre en ce sens que les jouets cristallisent une multitude de représentations sociales liées aux rôles et identités traditionnellement associés à chaque sexe, formant une vision stéréotypée et exagérée de la prétendue différence des sexes (2010). On retrouve ainsi, côté filles, des répliques de sèche-cheveux, des barrettes et serre-tête, des robes de princesse, des bijoux, des miroirs, des poupées-mannequins, des accessoires de dînette et des objets relatifs à l’univers de la puériculture (des poupons, des poussettes, des berceaux), et, côté garçons, des figurines de super-héros, de soldats ou de robots, des voitures miniatures, des répliques d’outils ou des jeux de construction. Zegaï montre également que, dans les catalogues, les jouets sont mis en scène différemment dans les mains d’enfants singeant des postures stéréotypées pour renforcer la distinction sexuée[14], tandis que les mots employés pour décrire et promouvoir les jouets sont eux aussi différents (2009).

Ici encore, ce sont les filles plutôt que les garçons qui sont la cible de la différenciation marketing, notamment au travers d’une différenciation chromatique prononcée : la majorité des jouets dits « pour filles » sont roses, parfois nuancés de mauve, tandis que ceux « pour les garçons » peuvent être bleus, rouges, noirs, gris, jaunes, verts… [ill. 6]. À cette distinction genrée selon la teinte s’en ajoute une autre selon la saturation : les jouets « pour les filles » arborent davantage des couleurs pastel (et on peut considérer le rose et le mauve comme des versions désaturées du rouge et du violet) qui, par analogie, renvoient à la discrétion et la faiblesse symboliquement associées au féminin ; tandis que les jouets « pour les garçons » se présentent dans des couleurs vives, vibrantes qui renvoient à la visibilité, l’énergie et la vivacité d’esprit associées au masculin.

Ill. 6 : Des rayons jouets dans un supermarché, 2020. Photographe inconnu∙e, via change.org.

Beaucoup de jouets sont également déclinés en deux versions : une première standard – c’est-à-dire, on l’a vu, à la fois neutre et masculine – et une seconde féminine, presque systématiquement rose ou violette. Ainsi particularisé, le jouet devient exclusivement féminin – la plupart des garçons n’en voudront pas parce que « ça fait fille » – et le jouet qui n’est pas « féminin » voit son identification comme « masculin » renforcée. Le kit de création de slime (pâte visqueuse, souvent colorée et malléable) de la marque Sento Sphère, appelé La Chimie du slime (2018) dans sa version standard-masculine – faisant ainsi référence à la science – , a un packaging à dominante bleue et le garçon qui y est représenté porte une blouse de chimiste ; dans sa version « féminine », appelée L’Atelier du slime (2018) en référence aux ateliers de confection de cosmétiques, il a un packaging rose, la fille représentée ne porte pas de blouse mais un T-shirt rose, et les composants sont pailletés, nacrés, parfumés [ill. 7].

Ill. 7 : Kits de fabrication de slime de la marque Sento Sphère : à gauche, la version « La Chimie du Slime », conçue à destination des garçons ; à droite, la version « L’Atelier du Slime », conçue à destination des filles. Photos : © Sento Sphère, via Sentosphere

Du berceau à la tombe : pourquoi le marketing de genre est-il (encore) efficace ?

Maintes fois critiqué par les universitaires (p. ex. Bartow, 2008 ; Bideaux, 2023, p. 245-296), les associations féministes[15] et les médias[16], la question se pose de savoir pourquoi et comment le marketing de genre continue de fonctionner sur les femmes qui en sont les premières cibles. Le processus de persuasion publicitaire est bien connu en marketing, de nombreux modèles ayant été élaborés depuis les années 1980 (Georget, 2005). Celui établi par les professeurs en science de gestion Christian Derbaix et Pierre Gregory permet tout particulièrement de comprendre les processus d’adhésion de certaines femmes aux produits issus du marketing de genre (2004), ce en dépit de sa dénonciation constante. Il permet également de comprendre l’adhésion de certains hommes à d’autres produits qui les ciblent et, davantage, aux produits « standards » et « neutres », c’est-à-dire non féminisés, par effet de rejet des déclinaisons de certains articles dans une version « pour les femmes » (ibidem). Selon Derbaix et Gregory, il est possible de modifier les attitudes et comportements des consommateurs et consommatrices à l’aide de leviers conceptuels qu’ils appellent « portes de persuasion » : la « porte de la logique » qui correspond à l’apprentissage cognitif ; la « porte de l’imitation » qui correspond aux relations interpersonnelles ; la « porte des sentiments et des émotions » ; et la « porte des automatismes », qui correspond à un conditionnement des consommateurs et des consommatrices (ibidem).

On voit dès lors que le marketing de genre tient son efficacité à sa capacité à emprunter toutes ces portes : le genre et ses codes relèvent d’un apprentissage amorcé dès l’enfance (porte de la logique) ; la tradition, la mode et la pression sociale exercée sur les femmes comme sur les hommes les obligent à se conformer à une certaine vision de la féminité et de la masculinité (porte de l’imitation) ; l’adhésion à ces normes relève de l’intime et de l’identité (porte des sentiments et des émotions), et le conditionnement des femmes et des hommes à consommer dès l’enfance des produits spécifiquement conçus pour elles et eux contribue à actionner la porte des automatismes. Cette dernière porte correspond en marketing à ce que l’on appelle stratégie « du berceau à la tombe » [from craddle to grave], qui consiste à cibler les consommateurs et consommatrices dès l’enfance dans l’espoir de les fidéliser une fois adultes, et qu’à leur tour elles et ils participent à l’entretien de cette stratégie, en achetant les produits de la marque à leurs enfants.

Je consomme donc je suis : l’invention d’une « consommation genrée »

L’efficacité du marketing de genre s’explique également du point de vue de la sémiotique. Le philosophe Jean Baudrillard a ainsi montré que la consommation est aussi un langage non-verbal et que les possessions (les vêtements, l’électroménager, les outils informatiques…) font sens au-delà de leurs fonctionnalités recherchées (1970, p. 20). Quelques décennies plus tard, l’anthropologue Grant McCracken abondait cette thèse en écrivant que la signification culturelle de la consommation est projetée du monde des valeurs culturelles et des symboles vers les biens de consommation par la publicité et les systèmes de mode qui font un travail important pour associer des valeurs symboliques aux attributs fonctionnels des produits (2005, pp. 104-106). L’anthropologue Marshall Sahlins proposait en outre de considérer les biens de consommation comme moyens d’objectiver des identités sociales différenciées, c’est-à-dire qu’ils permettraient de distinguer des groupes sociaux les uns des autres (1976). Au-delà de sa valeur marchande ou de sa capacité à répondre à un besoin, l’objet de consommation est ainsi aussi un marqueur social. Le sociologue Benoît Heilbrunn soutient que « [l]e consommateur est un construit social » (2005, p. 27) et que la consommation, si elle se déroule bien sur le plan du réel, participe aussi de l’idéalisation d’un soi « amélioré à travers le transfert de significations accepté socialement du produit ou de la marque vers la personne » (p. 94-96). 

Pour le psychanalyste Serge Tisseron, « [l]’être humain habite les objets qui l’entourent comme il habite son propre corps », c’est-à-dire que chacun·e investit les objets de manière symbolique comme une extension de soi (2016, p. 216). Le chercheur en marketing Russel W. Belk, dans la lignée de Tisseron, propose ce concept d’« extension de soi » [extended self] au travers de la possession des objets : « il semble un fait incontournable de la vie moderne que nous apprenons, nous définissons et nous rappelons qui nous sommes par nos possessions[17] » (1988, p. 160). Selon lui, la possession définirait non seulement ce qui est « à moi », mais aussi ce qui est « Moi », supposant une (re)définition des identités au travers des objets, de leur acquisition, leur consommation, ou leur collection. Posséder quelque chose de conçu comme répondant à de prétendus besoins féminins serait ainsi un moyen pour certaines femmes d’affirmer leur féminité [ill. 8], pour elles-mêmes, mais aussi auprès des autres femmes (Bideaux, 2022). De manière similaire, posséder quelque chose de prétendument masculin – ou de « neutre » donc assimilé au masculin – serait un moyen pour certains hommes d’affirmer leur masculinité pour eux-mêmes et auprès des autres hommes. De même, ne pas posséder quelque chose de « féminin » renforce leur statut d’homme, tout particulièrement auprès des autres hommes : la masculinité est en effet une performance homosociale qui se construit au travers des regards approbateurs ou désapprobateurs des autres hommes (Kimmel, 2009), et toute association à la féminité est perçue négativement comme une marque d’efféminement, elle-même preuve d’homosexualité. Le rejet de la féminité – à la fois sexiste et homophobe – est alors un mécanisme essentiel du genre permettant de réaffirmer non seulement la masculinité des hommes, mais aussi leur hétérosexualité (caractère éminemment masculin) en garantissant la supériorité du masculin sur le féminin suivant un script intrasexuel (Borillo, 2001, p. 85-92).

Ill. 8 : Modélisation de la consommation sexuée comme mode d’affirmation de genre (cas du féminin). Photo : K. Bideaux.

Belk précise d’ailleurs que l’extension de soi agit aussi sur un plan collectif : elle est reconnue voire attendue par la société (1988, p. 145). Le marketing de genre aurait alors permis la fabrication de toutes pièces des pratiques de « consommation genrée » qui traduiraient une nouvelle modalité de construction des identités de genre propre à nos sociétés contemporaines. Ainsi, qu’importe que les femmes et les hommes adhèrent ou non au processus de différenciation des produits selon le sexe : l’important est qu’elles et ils achètent ces produits, qu’elles et ils consomment selon leur genre. Ou pour paraphraser Beauvoir, si on ne naît pas femme mais qu’on le devient (1949b, p. 7), force est de constater qu’on devient femme – et homme – en partie grâce à la consommation. Chacune et chacun se font ainsi complices et cibles passives d’un système néolibéral qui les conditionne à des habitudes de consommation dont elles et ils dépendent.

Pour citer cette notice:

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[1] Par marketing, j’entends l’ensemble des méthodes et des moyens dont dispose une organisation pour promouvoir des comportements favorables à la réalisation de ses propres objectifs auprès des publics auxquels elle s’intéresse (Baynast, Lendrevie et Lindon, 2000).

[2] Par exemple, jusqu’en 2018, la marque française Bic proposait des fonctionnalités différentes pour un allume-gaz conçu pour les femmes, devenant alors un allume-bougie rose vendu sous le nom de Miss Bic Flex.

[3] Voir par exemple la gamme de rasoirs « pour femmes » Gillette Venus, qui propose des modèles rose, mais aussi violets, ainsi que d’autres dans des couleurs pastel.

[4] Les études de genre ont montré que si la féminité se construit en grande partie par la consommation (de mode, de maquillage…), de son côté la masculinité se manifeste et se prouve surtout au travers d’actes, d’épreuves rituelles physiques ou mentales (Hoquet, 2009, p. 174).

[5] Voir par exemple les séries Sex and the City (Darren Star, 1998-2004) ou Desperate Housewives (Marc Cherry, 2004-2012).

[6] L’émission Les Reines du Shopping (Hervé Hubert, depuis 2013) dans laquelle des candidates s’affrontent dans des séances de shopping en est l’exemple parfait.

[7] Cette hégémonie « occidentale » a toutefois tendance à s’amoindrir, notamment face au développement de la Chine ou des pays d’Afrique (Arrighi, 2005).

[8] Une étude française de 2017 rapporte par exemple que 35% des responsables des achats dans les familles sont des hommes, un chiffre qui monte à 44% si on se limite à la « génération Y » qui regroupe les personnes nées entre le début des années 1980 et la fin des années 1990 (KR Media, JCDecaux et CELSA-Paris-Sorbonne, 2017).

[9] Comme le basketteur Blake Griffin pour la voiture Kia Optima (Kia Optima + Blake Griffin, 2013) ou le footballer Antoine Griezmann pour les rasoirs Gillette (Arrêtons les GrieZmaces avec Gillette Flexball, 2018).

[10] C’est le cas par exemple de la publicité Men in progress (2020) de la marque masculine de prêt-à-porter Jules qui joue justement de ces stéréotypes (un homme doit être fort, grand, un bon père..) en montrant une diversité – d’âge, de race, de sexualité, de morphologie… – de profils ne répondant pas à cette définition unique de la masculinité. Dans de nombreuses publicités pour les automobiles dites familiales, le père se fait modèle, mentor voire héros pour ses enfants : dans la publicité My Dad, My Hero (2013) pour le modèle Verso de Toyota, un père de famille est ainsi vu successivement à travers les yeux de ses enfants comme un super-héros, un cowboy, un chevalier médiéval et un spationaute.

[11] À l’instar du savon solide de la marque Sapiens, aux senteurs de bière IPA et d’orange.

[12] Voir notamment la publicité Invictus (2015) pour le parfum éponyme de Paco Rabanne, qui joue des codes olympiens de la virilité antique, ainsi que les publicités des déodorants de la marque Axe qui a attribué à ses produits le pouvoir de séduire les femmes (Axe, sens-toi prêt !, 2020).

[13] La marque Axe a ainsi diffusé en 2021 la publicité The New Axe Effect, dans laquelle le déodorant apporte bien au protagoniste le pouvoir de séduire des femmes, mais aussi des hommes, et même des chiens. Employant un ton humoristique qui fragilise la crédibilité des potentielles relations homosexuelles ou interspécifiques, la vidéo se termine par la rencontre avec une femme – par ailleurs idéalisée et elle-même issue d’une publicité : l’hétérosexualité reste donc sauve.

[14] Les garçons sont souvent représentés debout, de face, jambes écartées, poings posés sur les hanches, prêts à dégainer leur arme pour combattre, prenant un air dur voire méchant ; tandis que les filles prennent des poses gracieuses, jouant sur la légèreté et la douceur des mouvements des bras, des mains et des jambes, esquissant systématiquement un sourire.

[15] On peut citer l’initiative Unstereotype Alliance de l’association américaine UN Women, ou la campagne française Marre du Rose ! des associations Osez le féminisme ! et Les Chiennes de Gardes.

[16] Pépite Sexiste relaie par exemple via les réseaux sociaux (Twitter, Instagram…) des exemples de marketing de genre envoyés par ses lecteurs. L’initiative est désormais reproduite dans plusieurs autres pays.

[17] « It seems an inescapable fact of modern life that we learn, define, and remind ourselves of who we are by our possessions » ; ma traduction.


ÉTIQUETTES

extended-self (Belk), marketing de genre, persuasion publicitaire, stéreotypes