CATÉGORIE DE NOTICE : THÉORIE FÉMINISTE

Réification

Résumé: L’article rend compte des réappropriations féministes du concept de réification hérité de la tradition philosophique allemande et de la Théorie critique. Après avoir rappelé l’origine de la réification chez Marx, sa théorisation systématique chez Lukács puis sa réinterprétation dans la théorie sociale d’Adorno, l’article distingue trois courants féministes qui retravaillent cette notion : les féminismes marxistes, les théories du genre et les écoféminismes.  Au sein de ces courants, le concept de réification fait l’objet de controverses, mais il est aussi réinvesti au service de nouvelles analyses de la domination, de ses mécanismes et de ses interrelations. La réification repose avant tout sur une inversion mystificatrice entre une loi humaine et une loi de nature, supercherie qui se retrouve dans les systèmes capitalistes, patriarcaux et coloniaux pour justifier l’oppression, l’exploitation et l’aliénation sur lesquelles ils reposent. Quelque peu délaissée dans les féminismes marxistes suite à la critique de la notion par Nancy Fraser, la réification connaît un destin plus fructueux dans les théories du genre, suivant la publication de Trouble dans le genre par Judith Butler. Les courants écoféministes, quant à eux, reprennent l’esprit sinon la lettre de la critique de la réification adornienne dans leur mise au jour de la domination conjointe des femmes et de la nature. L’article distingue ensuite le concept de réification de celui « d’objectification », anglicisme désormais majoritaire dans les écrits féministes et les études de genre. Si les concepts de réification et d’objectification rendent parfois compte des mêmes phénomènes, comme la considération instrumentale des corps féminins et/ou racialisés, ils renvoient pourtant à des analyses différentes de la société. L’article conclut en soulignant toute la richesse du concept de réification : s’il semble difficile de stabiliser un concept de réification dédié à l’analyse du genre, sa pertinence vient de sa capacité à intégrer la domination de genre à une théorie critique de la société, et ainsi à exposer les mécanismes communs et les renforcements mutuels des systèmes de domination, qui opèrent en masquant la souffrance qu’ils produisent.

 

Aliénation

Résumé :Ce travail rend compte des réappropriations féministes du concept d’aliénation hérité de la tradition philosophique. Après avoir rappelé les jalons essentiels de cette tradition à travers les philosophies de Rousseau, Hegel et Marx, il distingue trois grandes formes de conceptualisations féministes de l’aliénation. Elles ont en commun l’analyse critique d’une forme spécifiquement féminine d’aliénation, liée à une multiplicité de phénomènes (dépossession des capacités, fragmentation du corps, réduction à l’objet, adhésion paradoxale à l’assujettissement). On présente d’abord la pensée beauvoirienne de l’aliénation. Marquée par l’existentialisme, elle considère l’aliénation comme une dimension constitutive de l’existence humaine, tout en cherchant à saisir les déterminants à la fois psychiques et sociaux de l’aliénation spécifique des femmes. Cette conceptualisation féministe inaugurale se caractérise par une double approche, à la fois ontologique et historico-sociale, qui marque durablement la réflexion féministe sur l’aliénation. Sont ensuite distingués deux champs de la critique contemporaine, héritiers de Beauvoir : celui de la critique féministe de l’objectification sexuelle, d’une part, et de la critique fémo-marxiste, d’autre part. Tandis que le premier confère à la réflexion sur l’aliénation une portée éthique et juridique en exposant la problématicité morale impliquée par le traitement instrumental du corps féminin chosifié, le second privilégie l’étude des structures capitalistes qui pérennisent l’auto-aliénation féminine, et résistent ainsi aux effets de la critique morale. La notice conclut sur les raisons de l’étonnante dichotomie divisant encore aujourd’hui la philosophie sociale de l’aliénation et la réflexion féministe sur l’aliénation, et propose de la surmonter grâce à la Théorie critique de l’École de Francfort.

Summary: This paper presents feminist reappropriations of the concept of alienation inherited from the philosophical tradition. After a brief review of the essential milestones of this tradition through the philosophies of Rousseau, Hegel and Marx, it distinguishes three main forms of feminist conceptualizations of alienation. These positions share the critical analysis of a specifically feminine form of alienation, linked to a multiplicity of phenomena (dispossession of capacities, fragmentation of the body, reduction to the object, paradoxical adhesion to subjection). First, we present Simone de Beauvoir’s conception of alienation. Marked by existentialism, her thought considers alienation as a constitutive dimension of human existence, while seeking to grasp both the psychic and social determinants of the specific alienation of women. This inaugural feminist conceptualization is characterized by a dual approach, both ontological and social-historical, which has had a lasting impact upon feminist thinking on alienation. Then, we distinguish two fields of contemporary criticism, inherited from Beauvoir: the feminist critique of sexual objectification, on the one hand, and the feminist-Marxist critique, on the other. While the former gives to the reflection on alienation an ethical and juridical scope, namely by exposing the moral issues implied by the instrumental treatment of the female body, the latter privileges the study of the capitalist structures that perpetuate female self-alienation, thus resisting the effects of moral critique. The article concludes with a discussion of the reasons for the striking dichotomy that still divides the social philosophy of alienation and feminist thought on alienation, and proposes to overcome it through the Critical Theory of the Frankfurt School.