Origines philosophiques du concept
Contrairement à la notion d’aliénation, dont les origines philosophiques peuvent être explicitement retracées (voir notice aliénation), celle de réification est instable dans son usage comme dans ses origines. En tant que concept diagnostic de la modernité capitaliste, la réification prend naissance chez Karl Marx, puis connaît sa théorisation systématique chez Georg Lukács, avant de devenir l’un des motifs les plus célèbres de l’École de Francfort ; mais en amont, elle est inspirée de la pensée de G.W.F. Hegel, et son usage parcourt l’ensemble de la tradition sociologique allemande depuis Georg Simmel et Max Weber. Il convient seulement ici d’en faire une généalogie sélective pour en comprendre les caractéristiques essentielles.
La critique initiale de la réification apparaît dès les premiers chapitres du Capital. Marx y décrit un phénomène d’inversion mystificateur, au cœur du fonctionnement du capitalisme, qui repose sur « la personnification des choses et la réification des personnes » [Personifizierung der Sachen und Versachlichung der Personen] (Marx, [1867] 1993, p. 129, traduction modifiée). Pour comprendre l’origine de cette inversion, il faut rappeler la théorie du fétichisme de la marchandise exposée dans le premier chapitre. La forme-marchandise occulte l’origine proprement humaine et sociale du travail : la marchandise devient un fétiche dès lors qu’elle semble posséder « par nature » la qualité sociale qui est en réalité le produit du travail humain. L’image du rapport social de production renvoyée aux travailleurs est alors déformée et « prend la forme fantasmagorique d’un rapport entre choses » (Marx, [1867] 1993, p. 83). La réification est ainsi fondée sur la substitution d’une relation : ce n’est pas directement la personne (le travailleur) qui est « réifiée », mais la relation de production qui prend l’apparence d’une relation entre choses[1]. Par conséquent, ce qui est central dans l’origine du concept, c’est que celui-ci décrit le type de rapport qu’impose le système capitaliste, fondé sur le travail abstrait et la loi de la valeur d’échange. La critique de la réification est une entreprise de démystification, car elle vise à révéler l’historicité de ces lois qui apparaissent naturelles, qui opacifient et distordent la réalité sociale.
Dans Histoire et conscience de classe[2], Georg Lukács formule une première théorie systématique de la réification, influencée par Marx et par la Kulturkritik de Simmel et Weber. Chez Lukács, la relation d’objectivité illusoire que Marx avait repérée dans la sphère de production s’étend à l’ensemble des relations sociales. La structure instrumentale de l’échange devient la forme dominante de toutes les activités, si bien que toute « relation entre personnes prend le caractère d’une chose » (Lukács, [1923] 1960, p. 110). Les lois pervasives et autonomes du capitalisme deviennent une « seconde nature » et façonnent une subjectivité passive, « contemplative », que seul le point de vue du prolétariat sur la totalité sociale peut venir renverser.
La première génération de l’École de Francfort, et en particulier Theodor W. Adorno, propose une autre théorie de la réification, à la suite de Lukács. Tandis que la confusion entre réification et aliénation est perceptible dans l’analyse lukácsienne[3], Adorno, en soumettant les deux concepts à une analyse critique dans sa Dialectique Négative, tente de conserver un concept de réification distinct. Pour Adorno, lorsque l’aliénation (Entfremdung) est implicitement rattachée à une théorie originaire ou essentialiste de la nature humaine, ou à une vision téléologique de l’histoire, elle tend à la romanticisation d’un passé originaire et, surtout, à une « hostilité à l’égard de l’autre, de l’étranger, dont le nom ne résonne pas par hasard dans l’aliénation (Entfremdung) » (Adorno, [1966] 2016, p. 232). À l’inverse, la réification, à condition de la comprendre comme un concept sociologique, et d’éviter ainsi le pathos de sa dénonciation hyperbolique qui la confond avec l’aliénation, prend pour point de départ la société et ses normes objectives. Dans cette perspective, le sujet est étudié en tant qu’il est toujours déjà socialisé, façonné par des mécanismes de subjectivation l’inscrivant d’emblée dans des rapports de pouvoir.
Par conséquent, la réification est historiquement liée aux conditions de vie reproduites par l’organisation capitaliste de la société. Pour Adorno, la vie devient « fausse », ou « ne vit plus », car elle reproduit les conditions de sa propre négation (Adorno, [1951] 2003, §5). Contre les interprétations ontologiques de la réification, qui font du concept le prétexte d’une éternelle complainte sur l’inauthenticité des choses[4], l’auteur affirme que la réification est un phénomène historique, solidaire du retournement moderne de la raison en déraison. Si, comme l’affirment Adorno et Horkheimer dans La Dialectique de la raison, « toute réification est un oubli », cet oubli des liens humains, cette anesthésie à la souffrance, est systématiquement organisée et reproduite par les conditions historiques du « progrès », dont le prix est une immense régression (Adorno, Horkheimer, [1944] 1983, p. 345). C’est dans une société fondée sur la raison instrumentale, réglée par la subsomption de la valeur d’usage sous la valeur d’échange, et de la mutilation de l’objet par le concept (Begriff), que tout devient commensurable, interchangeable, et appropriable. La logique identitaire d’une subsomption « sans reste », transposée aux rapports sociaux, conduit au règne de la froideur dans les interactions, à l’indifférence à la souffrance, et à la prévalence morbide des stéréotypes, refoulant ainsi ce qui échappe à la logique conceptuelle tout en étant écrasé par elle.
Adorno ouvre ainsi le concept à la critique des identités réifiées qui justifient les systèmes de domination et la perpétuation du status quo. Dans Minima Moralia, Adorno repère la constitution sociale d’identités binaires[5] déterminées par un rapport de pouvoir patriarcal, et réinvesties par la modernité capitaliste et l’industrie culturelle (Adorno, [1951] 2003, §24, §55-57). Mais plus profondément, il souligne l’inversion ironique (i.e. la réification) sur laquelle se fonde la domination patriarcale : elle se justifie par une dévaluation originaire du féminin, qu’elle fait ensuite mine de retrouver dans la « nature féminine ». La domination patriarcale postule comme une loi de nature l’infériorité des femmes et la supériorité des hommes, pour ensuite venir retrouver cette loi dans leurs attitudes et leurs pratiques, et finalement se poser comme le seul pouvoir capable de révoquer cette différence (Adorno, [1951] 2003, §112).
Cette inversion ironique a son équivalent dans la logique racisante, qui, en contexte capitaliste, reproduit la réification raciste en même temps qu’elle prétend la combattre. Adorno identifie le mécanisme de l’oppression raciale par lequel « la pression des systèmes » maintient les non blancs « dans un état d’infériorité », tout en clamant que « tous les hommes, toutes les races, sont égaux ». Cette logique conduit à porter le soupçon sur « tout groupe qui ne s’adapte pas », les « Noirs » et les « Juifs » d’après les exemples d’Adorno issus du contexte étasunien : Noirs et Juifs sont les cibles potentielles, directes ou tacites, des discours imposant l’uniformisation au prétexte de l’universalité et de l’égalité « des races », discours de ceux qu’Adorno nomme les « partisans de la tolérance unitaire » (Adorno, [1951] 2003, §66).
Dans Les Damnés de la Terre (1962), Frantz Fanon intègre l’analyse de la réification à celle de la domination coloniale : le regard réificateur « objectif » du colon transforme les colonisés en objets. Ce regard est légitimé par des mythes et des discours ontologiques, et entretenu avec la complicité du capitalisme[6]. La domination coloniale créée une tension interne permanente chez le colonisé, contraint de s’identifier à un monde qu’il rejette en même temps. C’est alors à l’intersection de l’expérience subjective et du système objectif, ici colonial, que se place la critique de la réification. Comme le soulignait déjà Adorno dans la Dialectique négative, ce qui apparaît de plus personnel, la souffrance, est médiatisé objectivement (Adorno, [1966] 2016, p. 29).
La critique de la réification permet donc de mettre au jour la supercherie sur laquelle se fonde les dominations patriarcale et raciale. En effet, dans les deux cas, la réification repose sur une inversion ironique : les mécanismes de la domination maintiennent des conditions de différences pétrifiées de genre ou de race, en même temps que le pouvoir patriarcal et racisant se présente comme l’autorité seule capable de dissoudre ces hiérarchies au nom de l’universalité et de l’égalité. La persistance des différences hiérarchiques apparaît alors suspecte : leurs porteurs sont incriminés plutôt que le système qui produit la perpétuation des hiérarchies.
La réappropriation féministe de la réification
Au sein des théories féministes, le concept de réification fait l’objet de critiques, mais il est aussi réinvesti au service d’analyses différentes de la domination. Du côté des théories marxistes, Nancy Fraser a relevé les limites des reconceptualisations de la réification par les deux héritiers de l’École de Francfort, Jürgen Habermas et Axel Honneth. D’une part, Fraser s’oppose à la conception habermasssienne de la réification comme d’une « pathologie sociale » qui adviendrait lors de la colonisation du monde de la vie [Lebenswelt] par les instances de rationalisation (Habermas, 1987). Pour Fraser, cette compréhension du concept est « aveugle au genre » [gender-neutral] et ne fait qu’obscurcir l’oppression spécifique des femmes dans le capitalisme, car elle ramène toutes les formes d’oppressions à une catégorie générique, à une opposition binaire entre le « système » et le « monde de la vie » (Fraser, 1985, p. 130). Cette conceptualisation empêche de voir la nécessité de repenser la division sexuelle du travail, et en particuler, de revaloriser le travail domestique, non payé et considéré comme « non productif », qui ne trouve sa place dans aucun des deux ordres délimités par Habermas.
D’autre part, Fraser soutient que la politique féministe ne peut se limiter à une « déréification » des identités, mais requiert avant tout une critique matérielle et normative des forces économiques (Benhabib et al., 1995, p. 162-163). Plus tard, dans le cadre de son débat avec Axel Honneth, qui lui réinterprète la réification comme « oubli de reconnaissance », Fraser soutient l’insuffisance de la reconnaissance des identités des groupes subalternes. La conception pluridimensionnelle de la justice sociale prônée par Fraser, implique tout à la fois la déconstruction des identités de genre et de race (plutôt que la reconnaissance symbolique des différences), et la restructuration en profondeur des rapports de production (plutôt qu’une redistribution superficielle des biens) (Fraser, 2005, p. 35 sq).
Les théories marxistes de la reproduction sociale (Social Reproduction Theory) s’intéressent aux réifications de genre et de race, mais seulement dans la mesure où elles structurent le travail exploité de la reproduction sociale. Ces travaux mettent en lumière la contradiction structurelle entre la production et la reproduction capitaliste, et la dépendance de la production capitaliste à des systèmes de domination sexistes et racistes (Bhattacharya T. 2017, Bhattacharya G., 2018) ; mais la notion de réification n’est pas véritablement développée dans ces contextes, puisqu’elle reste associée à une compréhension en termes d’identité ou de reconnaissance.
Cependant, l’idée selon laquelle la déréification des identités serait une revendication « simplement culturelle », et donc insuffisante, a été contestée par Judith Butler. Cette dévaluation du culturel jugé comme « inessentiel » se revèle être le support de politiques marxistes orthodoxes et conservatrices sur le genre, le sexe et la race (Butler, 1997, p. 268). Surtout, Butler montre que la régulation de la sexualité et du genre n’est pas accessoire à l’économie politique, mais en conditionne au contraire la compréhension, dès lors que l’on étend la critique non seulement à la production des biens mais aussi à la reproduction sociale des personnes. Ainsi, il ne s’agit pas simplement de personnes « souffrant d’un manque de reconnaissance culturelle par d’autres », mais d’un « mode spécifique de production et d’échange sexuel qui maintient la stabilité du genre, de l’hétérosexualité du désir, de la naturalisation de la famille » (Butler, 1997, p. 274).
Du côté des théories du genre et des philosophies queer, la réification connaît donc un destin plus fructueux. Dans Trouble dans le genre, Butler réinvestit le concept pour décrire la naturalisation des pratiques qui fixent les identités de genre. Chez Butler, la réification est celle des relations de genre, car elle signe l’absence de fluidité possible entre la performance singulière du genre par les sujets et la codification sociale du genre. La critique de la réification repose sur l’exposition d’actes contingents, « qui créent l’apparence d’une nécessité naturalisée », et dont dépend l’ordre dominant (Butler, [1990] 2005, p. 110). Mais Butler y ajoute une autre tâche : celle de montrer que l’intelligibilité mêmede la notion de sujet est conditionnée par son apparition comme genré. En effet, le sujet « admet des possibilités qui ont été forcloses de force par les diverses réifications du genre qui en ont constitué les ontologies contingentes » (Butler, [1990] 2005, p. 110). Ainsi, la critique de la réification revêt une portée plus large lorsqu’elle se place non seulement au niveau de nos pratiques, mais aussi de la constitution des ontologies régulant l’intelligibilité de nos rapports. Pour autant, Butler ne ré-ontologise pas le concept, mais s’en sert pour montrer que « les réifications du sexe masquent ou biaisent une réalité ontologique antérieure ; cette réalité est l’égalité d’accès, avant le marquage par le sexe, à utiliser le langage en affirmant sa subjectivité » (Butler, [1990] 2005, p. 232). C’est pourquoi Butler appelle de ses vœux une autre politique féministe, qui ne se fonde pas sur une notion réifiée de la féminité, mais qui puisse contester en son sein toutes les réifications de genre et d’identité, notamment par des pratiques subversives. Cette nouvelle forme « ferait de la variabilité dans la construction de l’identité une exigence tant méthodologique que normative, pour ne pas dire un but politique » (Butler, [1990] 2005, p. 66).
Certains travaux tentent de réconciler les champs marxistes et queer de la critique de la réification. Kevin Floyd, dans son livre The Reification of Desire (2013), réinscrit le concept dans un « marxisme queer ». Pour Floyd, la réification du désir est une conséquence de la « discipline des corps », imposée par les impératifs de performance et de productivité qui soutiennent la transition vers la société de consommation au début du XXème siècle. Ces impératifs sont eux-mêmes fondés sur des épistémologies de séparation et d’extraction, représentés notamment pour l’auteur par la psychanalyse et le taylorisme. Le désir est réifié par ces processus : il n’est plus rattaché aux multiples corps qui l’expriment, mais il est abstrait de ses conditions d’émergence et retourné objectivement contre ces corps. Le dualisme catégoriel hétéro/homosexuel.le constitue déjà, pour Floyd, une réification du désir. Cependant, Flyod montre que le désir a été réinvesti de manière subversive dans des figures réifiées de la culture de masse, censées d’abord représenter une valeur-refuge pour la masculinité (comme le cowboy ou le matelot). Les réseaux de consommation constitués à partir de ces figures et de leurs dérivés ont soutenu le développement des cultures queer. Si donc la marchandise permet l’expansion du capitalisme patriarcal, elle peut aussi être réinvestie pour une libération du désir. Néanmoins, ce versant « positif » de la réification est fortement nuancé par la force d’expansion et de marchandisation quasi-illimitée du capitalisme néolibéral. Ainsi, l’approche de Flyod a l’avantage de proposer une relecture ambitieuse du concept, sans le réléguer à la simple « sphère culturelle », ni le cantonner aux enceintes d’un marxisme aveugle ; mais elle fait aussi l’objet de critiques, qui relèvent notamment un manque confrontation avec la place des femmes dans les mouvements queer, et avec les analyses féministes du désir[7] (Hammond, 2009 ; Andrews, 2010).
Au-delà de ces deux traditions, un autre courant intellectuel a mobilisé l’esprit si ce n’est la lettre de la critique de la réification dans son analyse du genre et de la domination : l’écoféminisme. Une partie importante de ce mouvement théorique et politique se situe dans la continuité généalogique de l’analyse de la domination conjointe de la nature et des Autres par Adorno et Horkheimer (Merchant, 2008, p. 15-39). Dans La Dialectique de la raison, les deux auteurs tissent notamment des liens étroits entre la réification, la domination patriarcale et la domination de la nature. La division sexuelle du travail s’opère selon la séparation entre production et reproduction : les femmes « s’occupent de ceux qui produisent », et cette occupation devient « symbole de la fonction biologique de la nature dont l’oppression est le titre de gloire de cette civilisation » (Adorno, Horkheimer, [1944] 1983, p. 377). La domination de la nature interne et externe sur laquelle se construit l’entreprise civilisationnelle occidentale et qui devient explicite dans la modernité, dépend de la domination des Autres, associés au biologique, à la corporalité, à l’animalité. Donc, les systèmes de savoir et de pouvoir qui reproduisent la société réifiée sont fondés sur l’interdépendance de différentes dominations.
Pionnière de l’écoféminisme, Françoise d’Eaubonne, dans Le féminisme ou la mort,identifie le « Système Mâle » à un système de destruction systématique, construit sur la hiérarchie sexuelle et l’aggression, et allant vers la mort par l’exploitation duelle des corps féminins et des ressources naturelles. D’Eaubonne utilise le concept de réification dans un sens double, pour désigner la façon dont le système patriarcal de « consommation-production » réduit les femmes « à leur aspect », à la fois comme corps-marchandise suivant la loi du capital, et comme corps-spectacle, suivant la « loi de plaire » (D’Eaubonne, [1974] 2020, p. 108) . Pour analyser les conditions de la domination, d’Eaubonne demande que l’on tienne ensemble « les deux bouts de la corde » : lorsqu’on analyse économiquement les conditions de l’oppression des femmes comme « travail invisible », il ne faut jamais oublier la question sexuelle, « la femme réifiée et degradée en marchandise ou en spectacle, condamnée à se reproduire malgré elle », et, réciproquement, lorsqu’on « se bat pour la libre disposition de son corps, il faut garder présente à l’esprit sa condition de prolétaire surexploitée à l’extérieur et de travailleuse invisible à l’intérieur » (D’Eaubonne, [1974] 2020, p. 250). « La femme » est réifiée en tant qu’elle est perçue comme une entité naturelle, plutôt que comme le produit de relations sociales de domination. Marchandise ou spectacle, elle est confinée à des fonctions de reproduction de la vie et de la société. Le « progrès », valeur suprême de la société mâle, est lui fondé sur la surexploitation industrielle, l’extermination de la nature, et sur la création d’une masse de travail inutile et aliénant. Suivant l’autrice, le « problème des femmes » n’est alors ni un faux-problème ni un problème secondaire, mais, au contraire, s’identifie au « problème originel ». Le vécu subjectif de de la domination ouvre donc au problème objectif de l’organisation auto-destructrice du monde. Ainsi, seul un féminisme radical, un « combat pour la totalité » peut sauver la possibilité d’un futur, en tant qu’il rompt avec « le cycle de consommation-production au lieu de lui aménager une nouvelle forme vouée au même échec et conduisant à la même mort » (D’Eaubonne, [1974] 2020, p. 315).
Les travaux des écoféministes Carolyn Merchant (1980), Ynestra King (1981), Ariel Salleh (1984) et Val Plumwood (1993) ont étendu l’analyse de la rationalité instrumentale, en tant qu’elle s’est construite sur la répression de notre dépendance constitutive à la nature, et sur l’oppression des naturalisés identifiés à celle-ci. Dans La Mort de la nature, Carolyn Merchant retrace l’émergence d’une vision désenchantée et mécaniste de la nature, nécessaire à la nouvelle épistémologie rationaliste qui naît avec la révolution scientifique européenne. Son analyse généalogique fait écho à celle d’Adorno et de Horkheimer dans la première partie de La Dialectique de la raison, « Le concept d’Aufklärung ». Pour Merchant, la modernité européenne n’a pu se développer qu’à partir de deux répressions conjointes : d’une part, la répudiation de la vision organique de la vie sociale, nécessairement imbriquée dans la nature, et, d’autre part, le rejet de l’image d’une « mère nature », source de vie. Ainsi, la longue tradition patriarcale qui associe les femmes à la nature (que ce soit de manière « positive » ou « négative ») a connu un tournant, lorsque l’identification négative a commencé à justifier une double exploitation à grande échelle : à l’image de la nature, les femmes apparaissent comme des sources de désordre, de séduction, de chaos et de violence, qu’il faut venir maîtriser et ordonner par des lois (Merchant, [1980] 2021). Loin de proposer une vision essentialiste de la femme, l’écoféminisme en tant que tradition intellectuelle se propose avant tout d’examiner les liens (historiques, généalogiques, structurels) tissés par un régime patriarcal et capitaliste pour justifier la domination de la nature associée au « féminin », et réciproquement, du féminin associé à la « nature ». Comme le souligne Plumwood dans sa critique de la raison dualiste, l’écoféminisme étend l’analyse « à tous les ordres humains traités comme nature » (Plumwood, 1993, p. 41 – notre traduction) : non seulement le féminin associé au naturel, mais aussi les Autres « naturalisés », et plus largement, toutes les « naturalités » déformées et dévalorisées (le corps, les sens, les pulsions).
La réification et l’objectification
Il faut encore s’interroger sur l’important succès de la notion d’ « objectification », anglicisme désormais courant dans les écrits féministes et les études de genre, plus répandu que la notion de réification. Si les concepts de réification et d’objectification rendent parfois compte des mêmes phénomènes, comme la naturalisation des identités de genre et de race ou la considération instrumentale des corps féminins et/ou racialisés, ils renvoient pourtant à des significations et des traditions de pensée différentes.
La notion d’objectification peut être définie par le fait de voir et de traiter une personne comme une chose. Dans un article de référence, Martha Nussbaum tente de clarifier le concept d’objectification en établissant sept critères, ou conditions suffisantes, pour parler d’objectification. L’objectification est problématique quand elle correspond au « traitement instrumental d’une personne par une autre », par opposition à une objectification qui serait moralement acceptable, par exemple lors d’une situation de consentement mutuel (Nussbaum, 1995, p. 251). La notion d’objectification concerne donc une relation interpersonnelle, l’agir individuel visé par la morale et le droit, et sa force est conçue à l’aune de sa transgression de l’impératif catégorique kantien : celui de ne jamais traiter un autre être humain seulement comme un moyen mais toujours en même temps comme une fin.
Cependant, la notion d’objectification, ainsi entendue, se passe d’une théorie critique de la société, centrale pour le concept de réification. L’accent est porté sur la responsabilité individuelle, sur la condamnation d’actes singuliers, plutôt que sur les structures sociales qui demandent, autorisent ou perpétuent ces comportements.
Axel Honneth, dans son petit traité La Réification, favorise le rapprochement entre les notions d’objectification et de réification. Il réinscrit le concept de réification au sein de la philosophie morale contemporaine : la réification repose désormais sur l’identification de comportements qui violent des principes moraux préétablis, ou, pour l’auteur, une reconnaissance préexistante de l’autre comme être humain[8]. Dans cet esprit, Honneth mentionne la critique de l’objectification de Martha Nussbaum, qu’il nomme « réification » (Verdinglichung) rapprochant ainsi le concept d’une critique morale d’inspiration kantienne, aux dépens de la critique sociale et marxiste de Lukács (Honneth, [2005] 2007, p. 16). Selon Honneth, alors que la critique sociale de Lukács ne permet pas d’établir les conditions pour juger de la qualité réificatrice ou non d’une relation humaine, Martha Nussbaum s’intéresse justement aux conditions qui rendent un acte réificateur moralement répréhensible. L’édition allemande et française gardent le terme « réification » (Verdinglichung) pour qualifier la critique de Nussbaum, alors que l’édition américaine maintient la différence lexicale entre « objectification » et « réification »[9] (Honneth, 2008, p. 19), Martha Nussbaum utilisant explicitement le terme objectification en anglais pour qualifier sa critique de l’instrumentalité. Les traditions linguistiques et les choix de traductions favorisent tour à tour la fusion ou la séparation des concepts de réification et d’objectification. L’objectification sexuelle est soit pensée indépendamment de la réflexion sur la réification, soit demeure dans le giron de la théorisation sociale, ou désormais psychologique et morale (Honneth, 2005), de la réificaiton.
A l’origine, le concept d’objectification a pourtant été en partie conceptualisé en référence à celui de réification. Dans Vers une théorie féministe de l’Etat (1989), Catherine MacKinnon décrit l’objectification comme un processus social qui est apparenté à la fois aux phénomènes de l’aliénation et de la réification chez Marx. L’objectification devient en quelque sorte une variation de la Verdinglichung dans le cadre féministe, qui met l’accent sur les notions d’objet et d’objectivité, et qui déplace ainsila théorie marxiste « du point de vue de l’objet », suivant la théorie beauvoirienne de l’aliénation, où c’est l’inessentiel, l’Autre qui est constitué comme objet. Donc, MacKinnon montre que, du point de vue des femmes, « l’objectification est l’aliénation ». En d’autres termes, l’aliénation et la réification se retrouvent tous deux dans ce que comprend MacKinnon comme « l’objectification » : l’aliénation est logée dans la séparation des femmes d’avec le monde objectif , le monde des hommes, tandis que le mode de cette aliénation est, dans les relations sociales, la transformation des femmes en objets.
Cependant, MacKinnon se concentre spécifiquement sur l’objectification sexuelle, qu’elle pense comme la caractéristique essentielle des relations de genre. Les femmes ne sont pas simplement traitées comme des objets, mais avant en tout comme des objets sexuels. Ce traitement est appelé par un ensemble des significations, assignées par la société patriarcale, qui vouent un être à devenir un objet de satisfaction sexuelle. Mais ce rapport est le plus souvent masqué comme rapport de violence. Pour MacKinnon, la pornographie comme industrie est le nom de ce rapport social patriarcal qui traverse toute la société, et non pas une exception. Seulement, la focalisation sur la violence sexuelle, comme forme essentielle des relations de genre, tend paradoxalement à réifier la signification du genre, qui reflète alors de manière rigide soit la domination soit la coercition sexuelle. De nombreuses théoriciennes critiques ont souligné les impasses de cette conceptualisation du genre comme objectification sexuelle, en tant qu’elle assimile la sexualité en général à la coercition, et la sexualité féminine en particulier à une création exclusivement masculine, reconduisant l’hégémonie du modèle hétérosexuel (Butler, 1994 ; Cornell, 1991). D’autre part, bien que MacKinnon analyse la totalité patriarcale comme domination, l’accent sur l’objectifcation sexuelle se fait détriment d’une analyse des structures capitalistes qui se reproduisent par l’exploitation genrée et racisée et non seulement par la soumission sexuelle.
Ainsi la notion d’objectification, si elle est séparée d’une théorie de la société, risque non seulement d’enfermer les femmes dans la problématique du devenir-objet, mais aussi de manquer les conditions structurelles qui entretiennent et légitiment ces violences. C’est ce qui marque la différence entre les concepts de réification et d’objectification : la réification dispose d’une focale plus large pour montrer l’interdépendance des pratiques de naturalisation du sens social, et permet d’intégrer les phénomènes ponctuels d’objectification sexuelle, sans pour autant réduire l’analyse de la domination de genre à ces derniers.
Remarques conclusives : quel concept de réification pour l’analyse du genre ?
Après ce parcours, il semble difficile de stabiliser un concept de réification spécifiquement dédiéà l’analyse du genre. La richesse du concept, comme processus et comme résultat, vient de sa capacité à intégrer la domination de genre à une théorie critique de la société, et ainsi à exposer le renforcement mutuel des systèmes de domination, qui opèrent en masquant la souffrance qu’ils produisent. Les difficultés inhérentes au concept, sa tendance totalisante ou sa circularité (il décrit à la fois un processus et son résultat), peuvent aussi se révéler des atouts pour l’analyse de la domination de genre, en tant qu’elle traverse la totalité des structures sociales et qu’elle s’imbrique dans d’autres systèmes de dominations. Il apparaît clair que, d’une part, la critique de la réification n’a pas besoin d’être enfermée dans un marxisme orthodoxe pour être effective, et doit même le dépasser pour y intégrer les perspectives féministes, queer et décoloniales. D’autre part, la critique de la réification ne peut pas non plus être abstraite d’une théorie de la société, qui lui donne sa pertinence. Il semble donc important de désenclaver la réification à la fois d’un marxisme considérant le genre comme « secondaire », mais aussi de ne pas céder à une vision « culturelle » ou « identitaire » de la réification. À travers ces déplacements et réinvestisements, le concept de réification permet une créativité dans l’analyse des structures de domination mais aussi dans celle des processus de subjectivation, ou de ce qui fait, socialement, un sujet.
Enfin, plus que la notion « abstraite » à laquelle on la réduit souvent, la réification est en réalité tournée vers le corps et les affects. Dans son livre Dialectics of the Body, Lisa Yun Lee propose de comprendre la réification chez Adorno à partir de la question du corps : le corps oublié par la modernité scientifique, le corps réprimé associé à la nature et au féminin, le corps mutilé par la violence identitaire, et le corps marchandise et spectacle, instrumentalisé pour la production (Yun Lee, 2004). « Toute réification est un oubli » : un oubli de la souffrance, une anesthésie collective aux effets de la domination systématiquement organisée et reproduite par la réification. Ou, comme l’écrit Françoise d’Eaubonne, une « escroquerie au temps qui est la trame de la vie, à la sensibilité qui en est sa valeur » (D’Eaubonne, [1974] 2020, p. 313). L’indifférence à la souffrance et l’oubli du soin, de leurs formes intimes à leurs formes institutionnelles, sont intrinsèquement liés à la domination de genre. Des études comme celle d’Estelle Ferrarese, La fragilité du souci des autres, construisent par exemple ce dialogue entre réification et théories féministes du care (Ferrarese 2018). La création de sujets mutilés, l’oubli de la souffrance et du soin, la répression du corps et de la sensibilité, la destruction de la nature externe, et la dévaluation du travail de reproduction sociale sont alors tous liés par une théorie de la réification qui intègre l’analyse du genre.
Pour citer cette notice:
Naït Ahmed, Salima ; Loslier-Simon, Marie : « Réification». Dictionnaire du genre en traduction / Dictionary of Gender in Translation / Diccionario del género en traducción. ISSN: 2967-3623. Mis en ligne le 09 Novembre 2023: https://worldgender.cnrs.fr/notices/reification/
Références
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Adorno, Theodor W. ([1966] 2016), Dialectique négative, trad. par le groupe de traduction du Collège de Philosophie, Paris, Payot.
Ahmed, Sara (2017), Living a feminist life, Durham, Duke University Press.
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Notes
[1] Marx semble préférer le terme de Versachlichung lorsqu’il décrit l’inversion entre la personnification des objets et la réification des personnes dans le premier livre du Capital. Le terme Verdinglichung semble plutôt être utilisé dans le livre III, en relation avec la réification des relations sociales [die Verdinglichung der gesellschaftlichen Verhältnisse], ou des déterminations sociales de la production [die Verdinglichung der gesellschaftlichen Produktionsbestimmungen] (Marx 1994 [1867]). Cette distinction recoupe celle de Sache/Ding en allemand, où Sache décrit un fait positif, la chose en elle-même abstraite de ses relations sociales, et où Ding décrit un fait socialement déterminé, proche de « res » en latin (res publica).
[2] Voir en particulier le chapitre « La réification et la conscience du prolétariat », et la postface à l’édition de 1967 pour les rapports entre réification et aliénation (éd. citée : Paris, Minuit, 1960).
[3] Dans sa postface de 1967 à Histoire et conscience de classe, Lukács identifie la critique de la réification à celle de l’aliénation, qu’il considère a posteriori comme le problème central du capitalisme. Sans distinguer les deux concepts, il écrit néanmoins : « On notera en passant que le phénomène de la réification, étroitement apparenté à l’aliénation, sans lui être identique ni socialement ni conceptuellement, a été également employé comme son synonyme. » (Lukács, éd. citée : Paris, Minuit, 1960, p. 398).
[4] Adorno s’oppose aux interprétations ontologiques de la réification, représentatives d’une « hostilité à l’égard des choses » [dingfeindlich] (Adorno, 2016, p. 114). Cette critique s’adresse en particulier à Heidegger, qui a réifié la réification en la rapportant à l’histoire de l’être. « Déplorée et sanctifiée comme destin », contre ce que « l’autoréflexion et la praxis qui en jaillissent voudraient peut-être changer », la réification devient une éternelle et anecdotique complainte sur l’inauthenticité des choses (Adorno, 2016, p. 115). Le jugement d’Adorno est ici polémique : Heidegger n’est-il pas celui qui a le plus accordé d’attention à la chose contre l’objet dans la philosophie du XXe siècle ? En outre, il n’est pas certain que l’on puisse véritablement dégager une problématique constituée de la réification chez Heidegger. Là-dessus, voir Fishback, Franck (2009).
[5] Si Adorno n’emploie pas lui-même le terme « genre », il envisage toutefois cette constitution sociale d’identités binaires, féminines et masculines, déterminées par un rapport de pouvoir patriarcal (Naït Ahmed, 2019). Mimima moralia décrit en particulier la pétrification et l’artificialité des rôles sexuels à travers des figures fémines et « viriles » archétypales (le « tough guy », « l’hôtesse », « le videur », « la prostituée », « la femme au foyer », etc.). Selon une forme d’exagération méthodique, leur description stylisée révèle le caratère mimétique des identités de genre (Adorno, 2003, § 24, 55-57, 75).
[6] A ce sujet, nous renvoyons à la thèse doctorale de Franck Freitas-Ekué, « Corps Black : Généalogie d’une production et d’une valorisation marchande du corps noir sous l’industrialisation capitaliste », qui discute le paradoxe entre réification esclavagiste et réappropriations voire retournements de la logique de réification dans les cultures hip-hop aujourd’hui.
[7] Voir par exemple, les travaux de Rosemary Hennessy, Materialist Feminism and the Politics of Discourse (1993), et Profit and Pleasure : Sexual Identities in Late Capitalism (2000).
[8] On pourra se rapporter avec profit à la critique que Judith Butler fait du concept de réification chez Axel Honneth, dans les éditions américaines et allemandes de La Réification. Si la violence est l’expression ultime d’un traitement réificateur, comment adresser les cas où la violence est en réalité fondée sur une reconnaissance de l’autre ? La réification n’est-elle pas une catégorie singulière, précisément car elle ne suppose ni un lien originel à l’autre, ni ne se limite à la ponctualité d’un acte de violence extrême ?
[9] La traduction est compliquée par un fait supplémentaire : « objectification » en anglais et « objectivation » en français, est aussi la traduction de Vergegenständlichung qui décrit un phénomène moins péjoratif que la réification. L’objectivation désigne le devenir-chose des productions culturelles humaines, processus que l’on retrouve décrit chez Hegel, Marx, Arendt (sous le terme de « réification ») ou Simmel. Pour Honneth, Lukács a identifié, à tort, les processus d’objectivation et de réification.