RÉCUPÉRATION/RÉHABILITATION (DE TEXTES CENSURÉS D’ÉCRIVAINES)

Introduction

Cette entrée a pour but de redéfinir la stratégie de traduction féministe appelée recovery (« récupération » ou « réhabilitation »), proposée par Françoise Massardier-Kenney en 1997, en nous concentrant sur le contexte de la censure sous le franquisme (1939-1975). Dans ce cas, recovery pourrait être redéfini comme la publication (dans la langue source) ou la (re)traduction de textes de femmes qui ont été censurés pendant la dictature franquiste, que ce soit partiellement (suppression de passages, de pages, de sections) ou totalement (interdiction totale). 

Naissance de la traduction féministe

À partir de la fin des années 1970, le domaine de la traduction se mêle aux questions féministes. Le travail expérimental des écrivaines québécoises permet aux traducteurs et aux traductrices qui partagent les mêmes préoccupations idéologiques d’utiliser des stratégies et des subterfuges afin de rendre le féminin visible dans le texte traduit. Pour reprendre les termes d’Olga Castro (2008), les féminismes contemporains – encadrés dans un contexte temporel de postmodernisme, de poststructuralisme et de post-colonialisme – ont contribué à reconfigurer et à renouveler la théorie de la traduction. Les interventions des féminismes ont permis de dépasser des notions obsolètes comme l’équivalence, de remettre en question les rôles de genre et d’écriture, de se méfier des hiérarchies traditionnelles et des normes universelles définissant la fidélité en traduction.

À cet égard, Luise von Flotow (1991) invente, catégorise et illustre les trois principales techniques féministes de réécriture au féminin : la compensation, l’usage du paratexte et le hijaking, traduit en français par « détournement » (voir von Flotow, 1998). Bien qu’elles ne soient pas essentiellement féministes, puisqu’il s’agit de stratégies et de pratiques de traduction déjà existantes, elles peuvent être adaptées à un objectif – idéologique – féministe. Alors que la compensation consiste à combler par des moyens linguistiques les différences entre les langues, le paratexte, par l’usage de préface et de notes de bas de page, est un espace où les traducteurs et les traductrices peuvent reconnaître leur présence active/engagée dans le texte traduit ou réfléchir à leur pratique de la traduction. Le « détournement », la plus polémique et donc la plus critiquée de ces techniques, fait référence à l’appropriation par des traductrices féministes de textes qui n’ont pas de vocation féministe. La traduction en anglais par Suzanne Jill Lévine de La Habana para un infante difunto (1979), de Guillermo Cabrera Infante, en est un exemple : le roman, que la traductrice considère comme « oppressivement masculin » devient Infante’s Inferno (1992). Ainsi, la traductrice féministe intervient dans le texte pour le subvertir selon sa propre idéologie. Bien que diamétralement opposée, la censure sous le franquisme peut être assimilée à une forme de « détournement ».

Stratégies féministes de traduction

En 1997, Massardier-Kenney rassemble, renomme et révise les stratégies féministes de traduction en accordant une attention particulière à la publication, l’édition, la traduction et la récupération/réhabilitation d’œuvres perdues d’écrivaines. Massadier-Kenney décrit trois stratégies centrées sur le traducteur ou la traductrice, à savoir le commentaire, les textes parallèles et la collaboration, ainsi que trois techniques centrées sur l’auteur ou l’autrice : la récupération/réhabilitation (« recovery »), le commentaire et la résistance.

Parmi les stratégies féministes centrées sur l’autrice, Massardier-Kenney décrit la « récupération » ou la « réhabilitation » comme le sauvetage (via la publication du texte dans sa langue d’origine et/ou sa traduction) de textes d’écrivaines qui étaient (ou restent) exclues du canon. La traduction de Corinne de Madame de Staël – publiée par Rutgers University Press en 1991 -, la traduction collective de l’autobiographie de George Sand Story of My Life sous la direction de Thelma Jurgrau -publiée par State University of New York Press, également en 1991-, ainsi que la publication en français et en anglais des Letters of a Peruvian Woman de Françoise de Graffigny dans la série accessible MLA Texts and Translations (1993) en sont quelques exemples. En espagnol, on peut noter l’ouvrage d’Iris Zavala et Miriam Díaz-Diocaretz intitulé Breve historia feminista de la literatura española (1993).

La récupération/réhabilitation de textes d’écrivaines qui ont été perdues dans le patriarcat et écartés du canon permet non seulement de rediriger l’intérêt vers elles mais aussi de réécrire une historiographie des textes de femmes (Godayol, 2020). Comme indiqué par Massardier-Kenney (1997 : 59), la traduction et la publication de ces autrices ont contribué à redessiner l’histoire de la littérature française.

Récupération/réhabilitation de textes censurés

Après la guerre civile espagnole et l’avènement de la dictature franquiste, un système complexe de censure a été mis en place en Espagne afin de contrôler toutes les formes d’art : littérature, presse, art plastique, cinéma, radio, etc. Ce système répressif étouffait les œuvres qui ne se conformaient pas à leur structure idéologique, organisée autour des piliers de la dictature : la morale, la religion catholique et le régime. Ainsi, le canon, ce qui était considéré et jugé comme « publiable » ou « acceptable » était défini en fonction du système idéologique de la culture cible. C’était le cas de l’écrivaine franco-russe Elsa Triolet, qui a été exclue et censurée en Espagne en raison de ses idées communistes qui ne correspondaient pas aux principes du régime (Panchón Hidalgo, à paraître).

Dans ce contexte, le terme « recovery » (« récupération » ou « réhabilitation ») pourrait être redéfini comme la publication (dans la langue source) ou la (re)traduction de textes de femmes qui ont été censurés pendant la dictature franquiste, que ce soit partiellement (suppression de passages, de pages, de sections) ou totalement (interdiction totale). Comme le souligne José Santaemilia (2011 : 16-17), « the recovery of […] women authors or translators could only enrich the literary or cultural, social or political heritage of a country ». La décision de (re)traduire et de publier de tels livres est une manière de « récupérer » et de rendre accessible l’écriture féminine « perdue » (Von Flotow, 1996 : 184). En espagnol, ce terme pourrait être traduit par « recuperación », comme le fait Constantino Reyes (2020 : 174) dans sa critique de l’ouvrage de Pilar Godayol (2017). Reyes y explique que les études de traduction ont embrassé le questionnement de ce qui est traduit, pourquoi, dans quel but, et la « recuperación » de la présence visible de ceux qui traduisent, en mettant l’accent sur les autrices et traductrices. Dans les universités espagnoles, l’étude de l’intersection entre « genre, femme et traduction » a conduit à la « recuperación », au cours des vingt dernières années, des traductrices, des textes et des paratextes rendus invisibles par les discours dominants (Godayol, 2020 : 116). En français, cependant, on a deux traductions possibles pour le terme recovery : « récupération » ou « réhabilitation ». Le mot « récupération » pourrait être utilisé pour désigner les œuvres d’écrivaines qui ont été complètement oubliées. Ainsi, Axelle Cressens (2020 : 2) soutient que la pensée et la pratique féministes permettent la création de nouveaux langages et de nouvelles significations, la mise en mots d’expériences qui ont été réduites au silence, ainsi que la récupération de voix qui ont été inaudibles. Selon Pauline Moulin (2020 : 55), la « récupération » consiste à redécouvrir des textes féminins afin de redéfinir le canon littéraire. La « réhabilitation » est également utilisée pour désigner les ouvrages d’autrices qui ont été oubliées et récupérées par la suite. Dans la thèse de doctorat de Youlia Maritchik-Sioli (2020 : 58), il est indiqué que, dans le cas de la littérature russe, de nombreuses chercheuses travaillent à la réhabilitation, à la relecture et à la redécouverte d’écrivaines inconnues et oubliées afin de les réinscrire dans l’histoire littéraire de ce pays. De plus, dans le mémoire de maîtrise de Myriam Heritier (2019 : 36), le terme « recovery » de Massardier-Kenney est également traduit par « réhabilitation ». Dans l’article de Ginette Castro (1986 : 400), il s’agit de montrer comment la relecture des écrivaines propose une nouvelle façon de voir les choses et comment cette relecture est perçue comme une redécouverte, une révision ou même une réhabilitation.

Dans le tableau suivant (tableau 1), nous résumons les significations du terme « recovery » en anglais, en espagnol (« recuperación ») et en français (« récupération » ou « réhabilitation »), en tenant compte des exemples d’utilisation mentionnés précédemment :

Terme

Signification

RecoveryAccéder à des écrits « perdus » de femmes.
RecuperaciónRendre les écrivaines et les traductrices plus visibles.
RécupérationRedécouvrir des voix qui ont été réduites au silence.
RéhabilitationRedécouvrir et relire des auteur.ice.s inconnu.e.s et oublié.e.s afin de les réinscrire dans l’histoire de la littérature.

Tableau 1 : significations du mot « recovery » en anglais, espagnol et français

Du point de vue de la traduction, la récupération/réhabilitation implique la retraduction de textes dont l’importation a échoué ou dont la traduction a été interdite. Dans le cas de livres totalement interdits, la stratégie du commentaire peut également contribuer à recontextualiser l’œuvre qui est maintenant publiée dans une époque et un contexte complètement différents. Par exemple, une telle stratégie pourrait être menée dans le cadre de la récupération/réhabilitation de Triolet, dont la nouvelle La Belle épicière —appartenant au livre Mille regrets (1942)— a été traduite au Mexique en 1956 et n’a finalement pas été importée en Espagne à l’époque franquiste. Notre projet à court terme est de récupérer l’intégralité de l’ouvrage Mille regrets, qui n’est toujours pas traduit en Espagne. Cependant, La Belle épicière a déjà été traduite dans le cadre d’un mémoire de licence de 2022 à l’Université de Grenade mais elle n’a pas encore été publiée car notre intention est de traduire les trois autres nouvelles et d’essayer de les faire éditer toutes ensemble dans une maison d’édition espagnole.

Les prologues ou les épilogues, quant à eux, peuvent être l’occasion de réfléchir aux extraits qui ont été censurés, et qui ont maintenant été restaurés, en se concentrant sur les raisons pour lesquelles ils ont été censurés. Dans le cas d’ouvrages partiellement censurés, les fragments autrefois coupés peuvent apparaître en gras afin de signaler qu’ils n’apparaissaient pas à l’époque, une technique d’expression pour contrecarrer l’effet silencieux de la censure. À l’instar de Triolet, son œuvre Le Premier accroc coûte deux cents francs (1944), récompensée par le prix Goncourt, a été censurée par l’appareil franquiste. Dans ce cas, les fragments censurés, et désormais récupérés, pourraient être mis en gras. La censure peut également devenir visible sur la première et la quatrième de couverture afin de souligner sous le titre du livre qu’il s’agit d’une version restaurée, dans laquelle les effets de la censure ont été supprimés.

Cependant, comme l’explique Massardier-Kenney (1997), il reste beaucoup à faire. Malgré les efforts fournis ces dernières années pour traduire et publier un nombre croissant d’autrices, beaucoup sont encore censurées, non traduites et non lues. Cela semble être le cas des romancières anglaises qui, selon l’étude de Gora Zaragoza Ninet (2008), n’ont été que partiellement traduites en espagnol (seulement 40 % d’un corpus de 110 romancières anglaises nées entre 1901 et 1999 en Angleterre). La censure est aussi ravageuse que silencieuse : ce n’est que lorsqu’on se doute de son existence, et qu’on creuse, qu’elle émerge.

Pour citer cette notice:

Panchón Hidalgo, Marian; Zaragoza Ninet, Gora : « Récupération/réhabilitation (de textes censurés d’écrivaines) ». Dictionnaire du genre en traduction / Dictionary of Gender in Translation / Diccionario del género en traducción. ISSN: 2967-3623. Mis en ligne le 03 janvier 2023.  httpshttps://worldgender.cnrs.fr/notices/recuperation-rehabilitation-de-textes-censures-decrivaines/

Références :

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