QUEER AND IRONY

– …in this regard…

– Cut the crap! Irony cannot be a pure conceptual frame, a mere debunking of words. If, as you say, irony consists in resignifying oppressing labels and opening up the traditional binarity, then it cannot be displayed without the first moment, that of feeling oppressed, trapped in definition and binary oppositions. And this need for liberation gives way too much more than a deconstruction in language.

– But everything is language…

– Na…Queer is anchored in collective, bodily, festive practices, that go way beyond words and liberal washing academic discourse. Only activists can speak about real life.

– Then allow me to write (plus, I don’t know what you mean by real life. The world in which we live is the one in which we think). Queer also has a festive conceptual life. Of course, as a notion it has a straight linear history that is well documented. But for whom believes in the virtue of queering thought, why stop at a unique linear history? Let’s open-up our queer concept reverse-wise, and follow another trail through the history of queer.

Avec pour viatique écriture (Hélène Cixous) et différance (Jacques Derrida), marchons en « prophètes du passé » comme le proposaient Novalis et Schlegel. Car dans ce petit périple involutif, c’est justement la philosophie romantique qui nous apparait d’abord– entendons-nous, le romantisme dans sa dimension révolutionnaire.

À partir du moment où l’on n’est plus déterminé par sa naissance, on peut se choisir. En proclamant la fin des déterminations par le nom et par la naissance, la Révolution de 1789 a donné aux romantiques la possibilité d’inaugurer le sujet moderne et l’infini liberté identitaire dont nous jouissons aujourd’hui.

– Ainsi que l’infinie possibilité d’en contester l’avènement, et de réclamer l’égalité réelle.

– Granted!

With this new freedom to devise oneself, there also come new ways of thinking and living that stem from literature. Far from being defined as an “absolute”, literature is conceived by the Romantics as a twofold model. Firstly, a potential space to share meaning at times when it seems not possible in reality. Secondly, the very form of subjects now considered as écriture, the perpetual postponing of an actual definite meaning.

C’est bien ce que redoute Hegel, tenant d’un ordre binaire permettant le dépassement dialectique, quand les frères Schlegel, ses collègues romantiques de l’Université de Iéna, proposent une tenue des contraires sans Aufhebung. Cela implique la dissémination infinie des textes — et l’impossibilité de fixer leur identité pour leur assigner une pensée, comme un sujet qui résiste à l’identification.

In many regards, the human subject is now somewhat of a literary text or a work of art. For the Romantic aesthetics, meaning cannot be identified: it can only be actualized in singular hypotheses, depending on each reader’s take. One could think of meaning, and the Self, unraveling themselves in a way similar to that of Schlegel’s hedgehog:

– Ein Fragment muß gleich einem kleinen Kunstwerk von der umgebenden Umwelt ganz abgesondert und in sich geschlossen sein wie ein Igel.

– A fragment should, like a little work of art, be entirely cut off from the surrounding world and closed on itself like a hedgehog.

 (Fragment 206, Athenäum, KA, Bd. ii, S. 197)

– That would imply not unraveling at all, then, because fragment 206 implies that a work of art folds on itself without opening-up to anyone, don’t you think?

– Lest one could read it otherwise. Maybe like the narrative kernel, the image that Walter Benjamin uses to define the power of narrative to save its potential for later, and disperse like Novalis’ Blütenstaub. Or like the many rays spreading from an empty center in a wheel-like form, the model of a democratic structure in which every singular part has the right to a different voice, as opposed to the model of the monarchic form, built on a hierarchical principle.

À bien des égards, le sujet est désormais comme un texte littéraire ou une œuvre d’art. Pour l’esthétique romantique, le sens reste en suspens, actualisé de façon provisoire par chaque lectrice ou auditrice, se dispersant en même temps qu’il se retire pour se garder potentiel. Ainsi, l’ouverture infinie du sens est associée à l’idée même d’Unverständlichkeit, ironiquement théorisée par Friedrich Schlegel dans « De l’incompréhensibilité ». Cette tension est tenue par le principe de l’ironie, redéfinie non plus comme renversement rhétorique binaire, mais comme processus d’écriture qui suspend l’actualisation d’une identité ou d’un sens. Voilà ce que les romantiques nous ont ouvert. Leur queer, c’est l’ironie, qui passe du modèle rhétorique à celui de l’œuvre. Le langage n’est plus un instrument, mais un noyau de sens impossible à délimiter, sur le modèle du fragment irradiant qu’est le Witz. La liberté infinie de faire sens en tous sens, pour une œuvre comme pour un sujet.

Bien sûr, Hegel nous dirait que c’est au prix d’un oubli du monde, d’un égotisme, et même de la disparition des valeurs. Et alors ? Les romantiques de Iéna ne nieraient pas que la réflexivité de l’œuvre est un repli sur soi vers une autre forme d’absolu, dans l’immanence du langage et l’appel à un public qui s’investisse dans l’œuvre ou l’autre, plutôt que dans un universel extérieur, à admettre hors de soi et à reconnaitre de façon objective.

La Potenzierung de l’œuvre infinie par sa réflexivité, c’est, au sens premier, en allemand, une mise au carré mathématique, « x2 ». Les controverses entre romantiques et néo-classiques (ou hégéliens !) montrent bien qu’avant les controverses anti-études de genre et les attaques contre les sciences humaines qui empruntent des analogies aux sciences dites « dures », des penseur.se.s recouraient déjà à l’utilisation ironique de symboles scientifiques. Ce réemploi détourné leur sert à déconstruire les concepts admis, autant qu’à rendre visible le caractère construit des outils « scientifiques » dont on a oublié qu’ils étaient des fictions, pour reprendre la formule de Nietzsche.

– But the romantic reflection on the powers of language and literature goes beyond the possibilities of language and the self. Beyond supposing a limitless un-definition of the Self. It also implies trying to build new forms and places of collective culture, new ways to share meaning and create communities in an era of infinite individuation.

– Können wir eine kleine Pause machen in unserer Wanderung durch Holzwege ?

Queerstotle

Avançons dans notre réouverture prophétique du passé. Pour voir apparaître devant nous la ligne qui divise en deux tous les principes, prenons l’extrait de la Métaphysique d’Aristote qui est souvent cité comme la première formulation de la binarité comme système (pour ne citer que la littérature francophone, on trouvera le schéma des deux colonnes attribué à Aristote dans les travaux de Pierre Bourdieu, Françoise Héritier, Suzanne Saïd, MoniqueWittig – voir La pensée straight).

Sexuation binaire, axiologie, domination : nous avons bien ici les trois éléments constitutifs du genre (selon la définition que propose Joan Scott[1]). Ainsi, la métaphysique occidentale formulerait non seulement la division binaire, mais aussi l’association de chaque sexe à certaines valeurs, et la minorisation du féminin. S’il n’est pas possible de quitter les normes mais seulement de les re-signifier, le renversement consisterait à revendiquer les catégories du rebut, l’informe, l’indéfini.

– But in so doing, one renounces l’impropre – a shift for which differential feminists were often blamed.

– On the other hand, to claim the elements from the first column, ce serait mâle

Le queer est justement ce qui interroge non pas le nom de chacune de ces deux colonnes, ni même leur contenu, mais le principe même d’une ligne séparant en deux catégories (ce que Wittig esquisse en proposant de prendre la tangente lesbienne hors du cadre ortho/hétéro-normé).

Considering the very form of binarity, ie the hypotheses that shape it, one could say that queer thinking belongs to metaphysics – metaphysics considered not as a transcendance, but, in the very words of Aristotle, as a reflection on first principles and on the unformulated imaginary ground that holds and underlies binarity. In this regard, could Aristotle be named our first queer?

Certes Aristote déploie dans ses écrits une pensée qui minorise systématiquement l’élément féminin, assimilé à une matière qui est trop impuissante pour prendre forme (le modèle unisexe n’est pas neutre, comme l’a montré Elsa Dorlin dans la critique qu’elle adresse à Thomas Laqueur), mais lorsqu’il s’agit de penser le système de catégorisation du monde, il est le premier queer.

He might deserve the title all the more as the excerpt we quoted above is not from him! He is merely quoting another school of thought, the ‘Pythagoricians’, who claim they could order the world into a system of numbers[2].

Alors que les Pythagoriciens pensaient que le monde est constitué de chiffres (on ne connait alors que les nombres entiers), Aristote déconstruit leur construction en proposant qu’il existe de l’incommensurable : il est impossible de calculer la diagonale d’un carré. √2 est irréductible à la dualité, il ne peut se traduire en nombres entiers : c’est l’incommensurable[3].

L’incommensurable d’Aristote ouvre l’espace de la virgule, ce qui après le chiffre en fait l’infinie dés/identification. Alors bien sûr ce que les mathématiques et la physique font avec pi n’a rien à voir avec ce que le queer ouvre pour le sujet, et certainement c’est heureux pour tout ce qui permet à l’électricité d’alimenter la lumière au-dessus de nos têtes et l’ordinateur devant nos yeux. Mais que cela ne nous retienne pas d’aller chercher sous les constituants par lesquels nous pensons le monde, le corps et les phénomènes. La méta-physique devient une infra-physique, l’étude de l’espace langagier et imaginaire où se mettent en place les systèmes, dans l’hypothèse même qui précède le moment où se trace le trait de la distinction binaire.

C’est bien l’idée d’incommensurable que le queer fait vivre, en lui donnant corps provisoire et potentiel par des processus d’écriture qui creusent dans le langage des possibilités de re-signification infinies.

Mind you: the reviewer of this article would like to express concerns that opposing commensurable and incommensurable is nothing but yet another binarity.

– Certes, et Aristote peut difficilement être considéré comme l’inventeur d’un sujet queer. Mais antiqueeriser nous permet de répondre à qui expulse les études gender et queer du champ la philosophie.

Do we mind? Ne pas brouter dans le bête champ bêlant de la philosophie académique ?

– Mais oui, parce que le queer a besoin de kinship. Pas de parents, mais de liens qui relient et que l’on est libre de réélaborer, de dénouer, de ficeler en nouveaux jeux. Un peu comme ceux que propose Donna Harraway, sauf qu’ils ne seraient pas seulement prospectifs. La théorie peut se fictionnaliser à rebours aussi. Et le queer trouverait à se nourrir dans certains retours. S’inventer est plus facile quand on peut s’aider des plus beaux élans de la pensée passée. Antiqueeriser, disais-je…Non, vous hochez la tête, je le vois bien. Je vais le dire autrement. Avec l’antiqueerité, ce qui s’ouvre, c’est l’espace d’une réflexion infinie, qui examine à rebours tout ce qui se trouve sous les noms, concepts, principes, sans jamais s’y arrêter, diagonale d’une indéfinition active.

Pour citer cette notice

Gandt, Marie: « Queer and irony ». Dictionnaire du genre en traduction / Dictionary of Gender in Translation / Diccionario del género en traducción. ISSN: 2967-3623. Mis en ligne le 02 septembre 2022: https://worldgender.cnrs.fr/notices/queer-and-irony/

Bibliographie

Dorlin, Elsa (2007), La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, Paris, La Découverte.

Haraway, Donna J. (2016), Staying with the Trouble. Making Kin in the Chthulucene, Duke University Press.

Scott, Joan (1986), “Gender: A Useful Category of Historical Analysis”, American Historical Review vol. 91, n°5, p. 1053-75.

Wittig, Monique (2001), La Pensée straight (1992), Paris, Amsterdam.


[1] (« Le genre est un élément constitutif des rapports sociaux fondés sur des différences perçues entre les sexes et le genre est une façon première de signifier des rapports de pouvoir. », Joan Scott, « A useful category of historical analysis », American Historical Review, vol. 91, n°5, décembre 1986 in J. Scott, Gender and Politics of History, New York, Columbia University Press, 1988 ; « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », trad. Eleni Varika in Cahiers du GRIF, « Le genre de l’histoire », n° 37-38, 1988, p.  25-153, p. 141)

[2] « τὰ τῶν ἀριθμῶν στοιχεῖα τῶν ὄντων στοιχεῖα πάντων ὑπέλαβον εἶναι, καὶ τὸν ὅλον οὐρανὸν ἁρμονίαν εἶναι καὶ ἀριθμόν· καὶ ὅσα εἶχον ὁμολογούμενα ἔν τε τοῖς ἀριθμοῖς καὶ ταῖς ἁρμονίαις πρὸς [5] τὰ τοῦ οὐρανοῦ πάθη καὶ μέρη καὶ πρὸς τὴν ὅλην διακόσμησιν, ταῦτα συνάγοντες ἐφήρμοττον. Κἂν εἴ τί που διέλειπε, προσεγλίχοντο τοῦ συνειρομένην πᾶσαν αὐτοῖς εἶναι τὴν πραγματείαν· λέγω δ’ οἷον, ἐπειδὴ τέλειον ἡ δεκὰς εἶναι δοκεῖ καὶ πᾶσαν περιειληφέναι τὴν τῶν ἀριθμῶν φύσιν. » « (Les Pythagoriciens) posèrent les éléments des nombres comme les éléments de tous les êtres, et le ciel tout entier comme une harmonie et un nombre. Tout ce qu’ils pouvaient montrer dans les nombres et dans la musique qui s’accordât avec les phénomènes du ciel, ses parties et toute son ordonnance, ils le recueillirent, et ils en composèrent un système ; et si quelque chose manquait, ils y suppléaient pour que le système fût bien d’accord et complet. » Aristote, Métaphysique, I, 4.

[3] Gaetano Chiurazzi, dans son séminaire « Ontologie de l’incommensurable » (Collège International de Philosophie, 2019), définit in fine ce qui échappe à la mesure comme ce qui vient rompre l’idée même de métaphysique fixiste, tout comme la khôra est pour Derrida l’élément qui sape l’ontologie platonicienne.


ÉTIQUETTES

Aristote, binarité, incommensurable, ironie, métaphysique, romantismes, Schlegel