ÉCONOMIE LIBIDINALE

La notion d’« économie libidinale » « dérive » de la lecture conjointe de Marx et de Freud, pour paraphraser ici le titre d’un ouvrage d’un des principaux théoriciens de cet ajointement, Jean-François Lyotard (1994). Si la notion d’économie est au fondement des analyses marxistes, elle est aussi centrale chez Freud, même si elle fonctionne chez lui comme une espèce de trope, pour désigner le fonctionnement et les vicissitudes de la libido. La libido désigne chez Freud l’énergie sexuelle, selon un modèle énergétique hérité en partie de la science physique du XIXe siècle. Mais cette énergie différenciée selon les individus et leur histoire (donc aussi selon l’Histoire générale dans laquelle ils et elles s’inscrivent) fonctionne en fait dans la description freudienne comme une espèce de capital, réparti et investi de manière variable ; et c’est précisément l’économie de la répartition de ce capital énergétique, ainsi que la nature et la variation de ses investissements, qui intéresse Freud, l’amenant à considérer l’activité psychique comme une opération de régulation ou de dérégulation de l’énergie libidinale par répartition inconsciente de ses investissements. Inversement, ou symétriquement, « les œillades amoureuses que lancent les marchandises [à l’argent] », selon la célèbre formule de Marx (1963, p. 649), et les analyses marxistes du « fétichisme de la marchandise » élaborées dans son sillage, ont conduit à s’interroger sur les mécanismes d’accroche du désir à l’objet ou aux objets marchands, ceux-ci étant investis d’une valeur qui n’a rien à voir avec la valeur « réelle » de la dite marchandise. Marxisme et freudisme ont ainsi contribué à faire émerger la figure du « sujet désirant », à la fois agent et produit des sociétés capitalistes du XXe siècle.

Si la jonction entre Marx et Freud a d’abord été tentée par des penseurs liés à la fois au champ de la psychanalyse et au marxisme (et en particulier à la réinterprétation de ce dernier par l’École de Francfort) – on songe à Wilhelm Reich et à Herbert Marcuse, contemporains l’un de l’autre et qui tous deux quittèrent l’Allemagne nazie pour les États-Unis –, ce sont surtout des penseurs et des penseuses français·e·s des années soixante-dix qui se sont attaché·e·s à repérer les points d’articulation, en régime capitaliste dit post-industriel ou post-opéraïste, entre économie politique et économie du désir. Lyotard a consacré un ouvrage entier, publié en 1974, à la notion d’économie libidinale. Mais on en trouve aussi la formule chez Jean Baudrillard, penseur caustique de la sexualité, des formes et des voies du désir en régime marchand généralisé, et de même chez Deleuze et Guattari. Sur un autre mode, Hélène Cixous a eu recours à la notion d’économie libidinale pour penser les différences sexuelles, non pas sous l’angle de l’identité, mais justement sous celui d’une économie psychique considérée comme une économie politique. « Toute économie politique est libidinale », écrivait Lyotard (1974, p. 133)[1]. Toute économie libidinale est politique, répond en substance Cixous, dans ses essais des années soixante-dix (« Le rire de la Méduse », « Sorties », L’Heure de Clarice Lispector)[2]. À la faveur d’une relecture de l’Essai sur le don de Marcel Mauss (1923-1924) et de sa réinterprétation par Georges Bataille dans La Part maudite, celle-ci tente en effet de penser les différences entre « masculin » et « féminin », non pas comme des différences de nature induisant la formation d’identités distinctes (hommes / femmes), mais comme des différences d’« économie » relationnelle et « pulsionnelle » (au sens freudien du terme), qui se manifestent ou se produisent au point d’articulation mobile entre le politique, le libidinal et le psychique, ces deux derniers termes étant coextensifs dans la pensée freudienne. Sont ainsi qualifiées de « masculine » telle façon d’épargner ou de s’approprier, et de « féminine », telle manière de donner et de (se) dépenser. La distinction entre économie « féminine » et économie « masculine » ne coïncide pas avec la partition physiologique des sexes. Elle est susceptible de remaniements et de transformations, à l’instar de toute économie politique et de l’économie libidinale décrite par Freud[3].

L’Essai sur le don s’attachait à décrire une dynamique sociale (un fait social total, dit Mauss) fondée sur une économie de la relation à autrui et au monde qui ne relève pas du paradigme bourgeois de la production-accumulation. Sa lecture, et sa réinterprétation par Georges Bataille, ont de fait servi de levier théorique majeur aux penseuses et penseurs de l’époque : Cixous et Lyotard donc, mais aussi Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Jean Baudrillard ou encore Luce Irigaray, en ont fait leur miel. À l’époque de la « libération sexuelle », les unes et les autres y ont vu, diversement, la possibilité de penser une économie de la jouissance qui ne relève plus du paradigme de la possession, donc de la propriété, lesquels sont là encore au fondement des premières analyses du capitalisme.

Que les donateurs et donataires soient des entités collectives ou singulières, dans tous les cas, la force qui, selon Mauss, pousse au don et au contre-don s’exerce à l’insu de ses acteurs. Autant dire que le sujet de cette économie sociale dite « archaïque » est un sujet inconscient. C’est précisément cette dimension inconsciente qui a permis aux penseuses et penseurs post-freudiens des années soixante-dix de reconnaître dans l’échange archaïque la description d’un dispositif pulsionnel, autorisant une lecture « libidinale » de l’économie politique. Celle-ci postule que le sujet de l’économie n’est pas le sujet conscient et supposé rationnel de l’économie politique classique, mais bien un sujet du (et au) désir qui n’est pas, en ce sens, le maître de ses investissements, ce que Marx avait bien aperçu.

À partir des années quatre-vingt-dix, la notion d’« économie libidinale » a semblé tomber en désuétude, en même temps que tombait dans un oubli relatif tout un pan de la dite « pensée française » des années soixante et soixante-dix. Mais elle resurgit à partir de la seconde décennie du XXIe siècle chez des penseurs comme Bernard Stiegler, qui tentent de relancer l’analyse des économies du désir (ou plutôt de la destruction du désir et de l’an-économie mortifère de la jouissance) en régime techno-capitaliste, analyse qu’on peut rapprocher des tentatives contemporaines de Paul B. Preciado de penser la « potentia gaudendi » en régime pharmacopornographique.

Même si Maynard Keynes s’est intéressé à Freud (et Freud à Keynes) dès les années vingt, et si le freudo-marxisme d’un certain nombre de membres de l’École de Francfort s’est développé d’abord aux États-Unis, c’est donc en France et en français que la notion d’économie libidinale a vu le jour et s’est développée au XXe siècle. Et contrairement à nombre de notions théoriques qui ont connu rapidement des destins transnationaux, la formule ne s’est guère exportée, apparaissant dès lors comme une espèce d’invention « française », organiquement liée à l’événement singulier de Mai 1968 et à ses retombées intellectuelles dans l’espace francophone, voire hexagonal. Elle connaît pourtant aujourd’hui un regain d’intérêt qui dépasse les frontières de cet idiome et de ce territoire particulier, comme en témoigne par exemple le colloque international Libidinal Economies in Crisis Times qui s’est tenu à Berlin à l’automne 2019[4]. Reste à s’interroger sur le sens et la forme de ce retour en grâce.

Été 2020

Pour citer cette notice:

Berger, Anne Emmanuelle: « Économie libidinale ». Dictionnaire du genre en traduction / Dictionary of Gender in Translation / Diccionario del género en traducción. ISSN: 2967-3623. Mis en ligne le 05 juin 2021: https://worldgender.cnrs.fr/notices/economie-libidinale/.


Références

Cixous, Hélène (1975), « Le rire de la Méduse », L’Arc, nº 61, p. 39-54.

Cixous, Hélène (1975), « Sorties », in Hélène Cixous et Catherine Clément, Le Jeune Née, Paris, U.G.E., coll. « 10/18 », p. 114-246.

Cixous, Hélène (1989), L’Heure de Clarice Lispector, Paris, Des femmes.

Cixous, Hélène (2010), Le Rire de la Méduse – et autres ironies, Paris, Galilée.

Lyotard, Jean-François (1974), Économie libidinale, Paris, Éditions de Minuit.

Lyotard, Jean-François ([1968-1971], 1994), Dérive à partir de Marx et Freud, Paris, Galilée.

Marx, Karl (1963), Le Capital (Livre I, Section 1, chapitre III, « Des échanges »), in Œuvres, Économie I, Maximilien Rubel (éd.), trad. de l’allemand par Louis Évrard, Michel Jacob, Jean Malaquais, Claude Orsoni, Maximilien Rubel et Suzanne Voute, Paris, Gallimard-NRF, « Bibliothèque de la Pléiade ».

Mauss, Marcel (1923-1924), « Essai sur le don », L’Année Sociologique.

NOTES

[1] Cet énoncé en forme de maxime sert de titre à une section de l’ouvrage intitulée « Le désir nommé Marx ».

[2] Dans la section de « Sorties » intitulée « Qu’est-ce qu’on donne ? », Cixous écrit ainsi (2010, p. 104) : « L’économie (politique) du masculin et du féminin est organisée par des exigences et des contraintes différentes, qui en se socialisant et se métaphorisant produisent des signes, des rapports de force, des rapports de production et de reproduction, tout un système d’inscription culturelle lisible comme masculin ou féminin ».

[3] « Rien ne permet d’exclure la possibilité de transformations radicales des comportements, des mentalités, des rôles, de l’économie politique— dont les effets sur l’économie libidinale sont impensables aujourd’hui. […] Alors, la «féminité», la «masculinité» inscriraient tout autrement leurs effets de différence, leur économie, leurs rapports à la dépense, au manque, au don. Ce qui apparaît comme « féminin» ou « masculin» aujourd’hui ne reviendrait plus au même » (Cixous, 2010, p. 110).

[4] https://libidinaleconomyberlin.tumblr.com/.


ÉTIQUETTES

Cixous, économie du désir, économie politique, Freud, Lyotard, Marx, pensée française