COMMUNAUTÉ / COMMUNAUTARISME / GEMEINSCHAFT / COMMUNITY / COMMUNITAS / LES COMMUNS

Écrite à deux, à distance et en confinement pour cause de pandémie, cette notice sur le terme de communauté, ses voisinages et traductions ou intraductions anglaises, anglo-américaines, latines ou allemandes (community, Gemeinschaft, communitas, communs) poursuit à travers plusieurs champs disciplinaires (études de genre, anthropologie, sociologie, philosophie et études culturelles) une piste jalonnée par la racine latine « munus » : impôt, service rendu ou don permettant de faire partie d’une communauté, comme le soulignait en avril 2020 Paul B. Preciado. Les « démunis » perçus par la « communauté » comme potentiellement dangereux « seront exclus dans un acte de protection immunologique ». Dans les démocraties européennes patriarcales et coloniales se construit, au cours du XIXe, siècle un « corps immunisé » qui ne « doit rien à la communauté ». Ce corps est « masculin, blanc, hétérosexuel ». Il s’agit dès lors pour Preciado et pour toute une « communauté » queer et post-féministe d’en appeler à une « transformation des modes de compréhension de la communauté (une communauté qui est aujourd’hui la planète entière) ».

Dans leurs versions anglophones, les études queer, trans, et les études de genre sont traversées de façon multiple par la notion de « communauté », terme ayant donné lieu en France dans la langue politico-médiatique à un contresens de retraduction « culturelle » sous la forme polarisante du communautarisme. Construite de façon immunologique, comme mise à distance de modes de vie « en commun » importés de modèles queers d’outre outre-Atlantique et des Suds décoloniaux, la notion de « communautarisme » en France fait place en 2020 à son jumeau, sa retraduction monolingue de « séparatisme »[1], pièce-clé dans une construction d’éléments de langage ayant abouti au projet de loi soumis à examen et adoption en 1ère lecture le 16 février 2021. Rédigé en réaction à la mort de Samuel Paty, ce texte entend, selon la version officielle, « apporter des réponses au repli communautaire » c’est-à-dire « au développement de l’islamisme radical », cette seconde expression se repliant sur la première.

Dans ses traductions politiques et culturelles récentes, « communauté » opère, au voisinage de « communautarisme », en tant que pharmakon, diviseur social dont le sens s’inverse et produit l’émergence de catégories « non-immunisées » marginalisées – sauf à lui redonner l’épaisseur de sens de ses divers doubles non-francophones, conçus dans le laboratoire lexical de collectifs queers que Sam Bourcier décrit comme non-identitaires et non « séparés » : « nos communautés remettent en question toutes les frontières et les restrictions en matière de sexe et de genre » (2001, p. 133).

On partira d’un premier constat : la réimportation récente en langue « franco-républicaine » du terme « communauté » (renvoyé au passé par opposition au terme de « société » introduit par Tönnies dans la modernité occidentale en 1887 [cf. Durkheim, 2013], sur lequel on reviendra) a conduit à une polarisation, voire à divers évitements lexicographiques, comme il apparaît dans Le Dictionnaire des intraduisibles dirigé par Barbara Cassin. Au fil de ses 1300 pages et de ses 9 millions de signes, cet ouvrage consacre au terme « communauté » l’une des plus courtes notices qui soit. Entre les entrées Common Sense et Comparaison, qui prises ensemble courent sur plus de 10 pages, l’entrée « communauté » compte 10 lignes sans signataire où lire un bref encart définitionnel et étymologique, suivi de renvois à d’autres termes tels que « société civile » ou « multiculturalism ». L’entrée société civile comporte un encadré reprenant les deux termes allemands de Gesellschaft et Gemeinschaft développés par Tönnies. Il en va de même dans la version anglaise du dictionnaire où le terme de « community », pris entre les entrées « Common place » et « Comparison », occupe deux paragraphes d’une vingtaine de lignes. Cette quasi-absence du mot « communauté » dans ces deux versions du Dictionnaire est à interroger. Faut-il en déduire que « communauté » ne fait pas partie des intraduisibles, ce qui pourtant mériterait question à partir du moment où l’on définit un intraduisible comme « ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire » (Cassin, 2014, p. 26) ? N’est-il pas étonnant que « communauté » soit absent d’un dictionnaire capable de parler une quinzaine des langues de la « communauté » européenne ? Ce vide – ou cet évitement par l’évidence – interroge d’autant plus que l’ouvrage collaboratif se présente précisément comme un essai de construction d’une communauté philosophique par le biais de la traduction – ou, pour reprendre les mots d’introduction d’Emily Apter dans la version traduite : « what we find in this book, in a sense, is philosophy cast as a political theory of community » (in Cassin, 2015, p. 16) : ce livre constitue, d’une certaine manière, une « refonte de la philosophie en théorie politique de la communauté »[2].

Comment, et pourquoi, compléter un tel « blanc » ? Quelles seraient d’autres formes ou formats possibles (entre « communs », « comme-un », multitudes, mutiplicités, groupes-sujet, biens communs, « commoning ») ayant une chance d’émettre, en particulier dans le cadre des études de genre, une voix « agentive », connectable à une pratique et à des possibilités de changement de la société civile et de la « vie de la république » ? Comment éviter que le terme de « communauté » ne soit instrumentalisé par une politique de développement dans lequel, par exemple, comme il apparaît sur le site d’un collectif féministe qui se positionne en « rupture », on lit que « les femmes du Sud », dans le cadre du collectif Jo’Burg 2002 « Femmes pour la qualité de la vie », sont à considérer comme « actrices et gestionnaires à part entière du développement de leur communauté »[3] ? Une telle approche inclusive et participative dans le cadre du développement durable laisse entendre une composante managériale assujettie à la LAMEN ou « langue du management et de l’économie » (Grenouillet et Vuillermot, 2017), qui fonde le « communautaire » sur la notion de partenariat et de prise de participation.

Le terme de « communauté » s’est diversifié (communauté de vie, communauté de territoire, communauté d’appartenance) au point de devenir un mot-vide, un excipient, un simple liant syntagmatique permettant toutes les recompositions. Sa réintroduction relativement récente en sociologie pour comprendre des phénomènes locaux d’autonomisation des sujets (à l’échelle de quartiers) est une importation des sociologies anglo-américaines, québécoises ou brésiliennes (Champagne et Bordet, 2019, p. 137). Entre la fin des années quatre-vingt et les années 2020, la notion de « communauté » se greffe, à partir de l’anglais, à des pratiques communautaires utopiques LGBTQ portées entre autres par des sites en ligne (comme « Queering The Map » ou encore la « communauté intentionnelle » ecoclash[4]). En 1980, Michel Foucault appuyait les mouvements dystopiques dans le souci de voir s’y développer « un nouveau droit relationnel qui permettrait que tous les types possibles de relations puissent exister ». Il ajoutait : « nous devons non seulement nous défendre, mais aussi nous affirmer, et nous affirmer non seulement en tant qu’identité, mais en tant que force créatrice » (1994, p. 310). Or c’est bien la notion « d’identité » qui est avancée pour discréditer certains modèles éthiques et politiques. C’est en discréditant les « identity politics » que Judith Butler développe ses « Notes vers une théorie de l’occupation des espaces publics » (Notes Towards a Performative Theory of Assembly)[5]. La pensée du « commun » chez Butler introduit des concepts de philosophie et d’expérimentation politique tels que « coalition », « alliance » ou « assembly », qui passent par la mise en réseau de seuils communs de vulnérabilité et de possibilités de visibilisation en milieu urbain.

Deux apories guettent en 2021 les notions de « communauté » et de « communautaire » en langue française : d’une part l’usage médiatico-politique qui est fait de ce terme en lien avec un retour des catégories identitaires, d’autre part le devenir-virtuel, la mise « en ligne » du commun (aggravée en contexte pandémique) qui renvoie de fait à une situation d’isolement et interdit tout « rassemblement » pour cause d’état d’urgence sanitaire (« we are queer » étant coupé de son amorce en « we are here »  par atomisation des « ici »). Le « monde commun » et les formes de conflictualités non guerrières auxquelles Étienne Tassin consacrait un livre en 2003 semblent signaler une réelle zone de fracture – à moins que ne ressurgissent de nouvelles pratiques, de nouveaux agirs-ensemble cosmopolitiques (voir Tassin, 2003) post-pandémiques ou « post-syndémiques ». Un retour sur l’historique de la pensée sociologique et anthropologique du « commun » peut être utile avant un parcours de ses réemplois contemporains ou devenirs possibles.

Communauté/Community

Dans deux textes publiés respectivement en 1887 et 1889, Ferdinand Tönnies et Émile Durkheim ont analysé l’opposition entre communauté et société, la première étant un groupement qui repose sur des liens affectifs, alors que la seconde repose sur des liens à dominante rationnelle. Une communauté selon Ferdinand Tönnies est un groupement construit sur le modèle des rapports familiaux, particuliers aux espaces restreints (le village par opposition à la ville, où les liens sociaux plus lâches sont constitués par des relations impersonnelles régies par des règles). La conception de Tönnies, morale et religieuse, voit dans les liens du sang, de l’amitié, de la coutume et de la foi les forces les plus à même de tisser une communauté – non sans une nostalgie de la Gemeinschaft médiévale perdue au profit de la Gesellschaft moderne. En France, la loi sur la laïcité de 1905 a renforcé la suspicion à l’égard de ce terme. Sous l’influence de Durkheim la sociologie française a fait des liens communautaires l’apanage des groupements reposant sur la croyance et les traditions dont les communautés religieuses représentent un type idéal dans un pays qui, se définissant comme laïque, privilégie les rapports contractuels comme constitutifs de la société. On retrouve l’influence de Tönnies dans Gemeinschaft du philosophe Martin Buber, qui rassemble divers textes traduits sous le titre Communauté en 2018. Une communauté doit être fondée sur le rapport entre « Ich und Du », Je et Tu, et non sur « Je et Cela ». La pensée relationnelle du « Ich und Du » est contemporaine de la naissance de coopératives, cités-jardins communautaires ou « communes de village » en Europe de l’Est après la Première Guerre mondiale, ainsi que de l’implantation de kibboutzim. Ce type de communauté repose, pour Martin Buber (proche du théoricien libertaire Gustav Landauer), sur un partage de « paroles justes », c’est-à-dire sur une langue nettoyée de ses mots d’ordres et ses clichés, une langue nourrie de langues étrangères (Buber parlait dix langues). Pour citer Dominique Bourel, spécialiste de Martin Buber : « Une langue n’existe pas. Il en faut toujours une deuxième »[6].  

Les catégories sociologiques de Tönnies sont proches de celles de Max Weber, pour qui l’appartenance naturalisée – de sang ou ethnique – fait place à la conscience intersubjective de partager des « caractéristiques communes » : c’est ce que Weber nommera « faire communauté », c’est-à-dire Vergemeinschaftung ou « communautarisation » – traduit par « communalisation » (1995, p. 78). Pour Weber, le fait d’avoir en commun des qualités biologiques héréditaires (une « race ») n’est pas un devenir-communautaire. C’est seulement parmi des personnes partageant une situation commune, orientant mutuellement leur comportement, que peuvent émerger une relation sociale et un sentiment d’appartenance commune. En traduction contemporaine, il s’agit autrement dit de « communautés intentionnelles » ou de lieux de vie tels qu’on peut en retracer les cartes virtuelles.

La conception « verbale », weberienne, d’un « faire communauté » résonne avec la notion anglo-saxonne de « community », groupement de personnes partageant les mêmes intérêts, dont un exemple est la sisterhood de bell hooks qui critique les valeurs viriles de la Black community – terme que traduit mal « sororité » :  « sisterhood » (hooks, 1984) est un terme non-binaire qui peut renvoyer à « le » ou « la » sister d’une communauté vernaculaire ; de ce terme dégenré en anglais après transit dans la langue des communautés noires, on trouvera une résurgence dans la communauté LGBT des « Sœurs de la Perpétuelle Indulgence » qui détourne à la fois la binarité du  « genre » et le lexique des communautés religieuses.

Communauté/community/kinship

C’est avec le terme intraduisible et non-normatif de « kinship » que se produit une traduction de la forme « communauté » en tant que configuration sociale « minoritaire » et hétérotopique, c’est-à-dire non reliée nécessairement à la parentalité ou aux règles de la « parenté » (kinship).  « Kin » ou « kith and kin » en anglais troublent le périmètre de la famille biologique hégémonique, tout comme le terme de « house » qui re-déploie un espace non-domestique, une « maisonnée » non hétéro-normative dans le vocabulaire du voguing. Comme le rappelle Judith Butler, kinship désigne une forme de communauté non hégémonique : « the relations of kinship arrive at boundaries that call into question the distinguishability of kinship from communities » (2002, p. 37) – les relations de « kinship » touchent (à) des limites qui remettent en question la possibilité de distinguer entre « kinship » et communauté ».

C’est par défaut de traduction linguistique et culturelle que les « communities » étatsuniennes sont instrumentalisées au nom des « identity politics », en passant par l’imposition du substantif de « communautarisme ». Ce singulier abstrait entretient le refus de toute appartenance multiculturelle que contient la notion de « hyphenated communities » (appartenances hybrides). Contrairement au poids singulier du comme-un (audible en français), le terme de « community » est porté par la mémoire plurielle des « commons », ce terme impliquant un usage collectif des biens communs (confisqués aux paysans et autres usagers par l’établissement, au XVIIe siècle, du droit de propriété au profit de la gentry). Le terme anglophone porte le regard en direction de modèles de réappropriation des terres articulés à des problématiques écoqueer de justice et de partage alimentaire, projets impliquant une approche « durable », autonome et expérimentale au sens où ces écolieux (parfois mobiles) fonctionnent comme les laboratoires d’un « peuple qui manque ».

Souvent importée sans traduction, une philosophie des commons (« les communs », au sens de biens non soumis au régime de propriété) revient en force au tournant des années 1990 avec la mise en place de formes de contestation du néolibéralisme sur fond de destruction des ressources planétaires. Pour Elinor Ostrom (1990), la notion suppose un groupe définissant par des règles les conditions d’accès aux ressources (air, eau, données numériques) dans le cadre d’une relation qui doit donner un primat au collectif et insiste sur la critique du modèle de cohabitation hétéro-patriarcal. Le combat de Starhawk, écrivaine, militante, et « sorcière » de l’éco-féminisme dit néo-païen s’exerce contre l’appropriation des communs, dans le souci d’en revendiquer l’usage partagé. La forme associative du « coven » ou rassemblement féministe wicca n’est pas sans évoquer une proximité (non traduite) avec le convenere latin : entre convention et couvent, lieu mobile d’un « con/venir », qui ne doit rien aux convenances ni au convenu.

Si les communs en France sont expérimentés dans des ZAD ou zones à défendre (formule détournée à partir des « zones d’aménagement différé » de la langue administrative), l’expérimentation de nouvelles pratiques de vie en commun auxquels ils donnent lieu a suscité des critiques de la part de l’économiste philosophe Frédéric Lordon qui voit la nécessité d’une « force prescriptrice du collectif » (2019, p. 147)[7]  ainsi que d’institutions « verticales » indispensables à une transformation. Dès la fin des années 1980, certains comme Guy Hocquenghem y percevaient un risque de réimposition des normes : « les communautés elles-mêmes, brèves idéologies barbues cévenoles, n’ont été qu’un vivier de couples » (Désir Hocquenghem, 2009, p. 201).

CUM – MUNUS : « rien » en commun.

La pensée des « communs » et de la ou « des » communautés est soumise à divers contournements et reformulations en français, qu’il s’agisse de la « co-immunité » planétaire (Sloterdijk, 2011, p. 44), ou du cosmopolitisme des conflits (Tassin). C’est avec une oreille-en-traduction que Roberto Esposito, dans un chapitre intitulé « rien en commun », fait résonner sa pensée de la « communitas » où entendre un « rien » :  le rien de moins, le rien de « munus », du « retrait constitutif » (2000, p. 73). Cette munition (vide) traverse la philosophie continentale déployée par Esposito de Hobbes à Heidegger, Arendt, Agamben et Nancy en passant par Rousseau et Kant. Esposito déconstruit la « communauté » en tant que mythe des origines qui unirait ses membres par la possession d’une qualité commune : munus n’est ni une propriété ni une appartenance, mais une dette, un impôt dont on peut être exempté. Est donc « immunis » celui ou celle qui est libéré·e de toute obligation de restituer. Une telle « immunité » est valorisée par Hobbes comme forme sociale idéale, opposée à la notion de « communauté » : Immun s’y oppose à commun, ce qui revient à valoriser la contractualité et le droit privé. Une pensée immunisante est, vue depuis Hobbes, anti-communautaire.

Les apories philosophiques autour du concept de « communauté », initiées par Georges Bataille, reprises par Maurice Blanchot (pour qui un lien social ne peut se fonder que sur le refus catégorique de tout paradigme communautaire) se sont poursuivies chez Jean-Luc Nancy dans La Communauté inavouable. Pour Blanchot, « communauté » et « communisme » sont « des termes que l’histoire nous fait connaître sur un fond de désastre qui va bien au-delà de la ruine » (1984, p. 10) – celle des régimes totalitaires et de l’homme quelconque », l’uomo qualunque de l’Italie mussolinienne. « Inavouable » chez Blanchot, « désœuvrée » ou « affrontée » chez Nancy, ou encore «communauté qui vient» chez Agamben, le mot entre dans des formes rétives à la traduction. Jean-Luc Nancy contourne cette notion qui reste « obstinément chrétienne, idyllique, idéaliste, et donc apolitique ou infra-politique » (1981, p. 24). La « désoeuvrer », c’est la remplacer par des trouées, par des disjonctions de l’être-en-commun – opération laborieusement traduite en anglais par The Inoperative Community.

C’est en anglais que l’appel de Nancy « il faut penser la communauté », traduit par « one must think community » (1988, p. 206), fait entendre sa puissance d’étrangeté, puisque « communauté » y figure sans article, comme promise à parler une langue presque agglutinante sinon agglutinative. De même, l’anglais de Butler sert, mieux que le français, la possibilité d’imaginer « a theory of assembly », une philosophie des mobilisations voire des flashmobs en espaces publics, traduit en français par « rassemblement » avant que ce nom ne soit repris en tant que bannière réactionnaire. Tout comme dans le cas du « sens commun » initialement adossé à l’expression kantienne du « sensus communis », un retournement s’est opéré sous la forme récente, post-2013, du sens-commun dressé en tant que bannière (ou barrière) politique en réaction à la loi autorisant le mariage homosexuel (loi Taubira).

C’est en passant par le risque, la chance ou la mé-chance de la traduction que Derrida, dans Politiques de l’amitié, dessine les contours d’une « sorte de communauté minimale » (1994, p. 54), « parlant la même langue ou priant pour la traduction dans l’horizon d’une même langue » (p. 264).

Quid en commun ?

Pour revenir à l’actuelle « leçon » d’une zoonose, et l’aborder en tant que micromachine de « traduction » de code, il est difficile de ne percevoir les forces qui en relient la gestion à la conception de Hobbes défenseur d’une « immunisation destinée à garantir la survie individuelle » (Esposito, 2000, p. 154). La langue du « munus » est à relier à l’exclusion prévisible de minorités sexuelles ou précarisées. Une lecture genrée des technologies d’immunisation, de contrôle des personnes et de leurs déplacements par le biais biopolitique ou nécro-politique des « passeports sanitaires » est à l’ordre du jour, au risque de fissurer la pensée du commun en groupes immunisés autorisés (ou non) à se réunir ou traverser des frontières.

Lorsque Foucault, intéressé par les nouveaux modes de vie qui s’inventaient rue Castro à San Francisco, refusait de passer en France pour le philosophe de la « communauté homosexuelle », c’était pour lui préférer les termes de « gai » ou de « gay » sans traduction – avant qu’il ne juge ceux-ci obsolètes « comme tous les termes du genre qui indiquent une orientation sexuelle précise ». Même chose pour « le milieu homosexuel », qui dit-il « était comme une communauté souterraine, excitante et presque dangereuse. L’amitié comptait énormément, ça supposait une grande confiance, nous nous protégions les uns les autres, nous établissions des relations au moyen de codes secrets » (Wade, 2021, p. 118).

De nouveaux collectifs cherchent à s’organiser autour d’inventions interstitielles, d’assemblages non identitaires et de nouvelles formes de subjectivation ou « d’amitié ». Le terme purement descriptif de « collectif » repris dans le numéro spécial de la revue Multitudes consacré à la pensée du commun constitue un objet lexical plus pauvre que le mot de « communauté », mais ce minima lexical lui permet d’échapper à la porte étroite en « -isme » (sachant que le mot est déjà pris). D’autres formations comme celle des « undercommons » (Harney & Moten) soulignent la puissance de dislocation et de réinvention de la constellation « munus ».

Pour citer cette notice:

Benveniste, Annie; Garnier, Marie Dominique : « Communauté / Communautarisme / Gemeinschaft / Community / Communitas / Les Communs ». Dictionnaire du genre en traduction / Dictionary of Gender in Translation / Diccionario del género en traducción. ISSN: 2967-3623. Mis en ligne le 26 juin 2021: https://worldgender.cnrs.fr/notices/communaute-communautarisme-gemeinschaft-community-communitas-les-communs/.

Références

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NOTES

[1] Sur le contournement du « communautarisme », dit « ultrasensible »  et son remplacement par « séparatisme », voir l’article du Huffington Post du 18 février 2020 (https://www.huffingtonpost.fr/entry/macron-parle-de-separatisme-au-lieu-de-communautarisme-et-cela-ne-regle-pas-tout_fr_5e4a9ea1c5b64d860fcdf8fe), ou celui du journal Le Monde du 11 juin 2020 (https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/06/10/il-ne-faut-pas-perdre-la-jeunesse-l-elysee-craint-un-vent-de-revolte_6042430_823448.html), consultés le 15 juin 2020. Plus récemment, le terme « séparatisme » revient dans le texte de la loi :

https://www.vie-publique.fr/loi/277621-loi-separatisme-respect-des-principes-de-la-republique

[2] Nous traduisons.

[3] Voir par exemple ce site : https://www.reseau-feministe-ruptures.org/spip.php?article281

Consulté le 29 avril 2021.

[4] Voir le site http://ecoclash.over-blog.org/page-667382.html-; consulté le 29 avril 2021. Voir également la thèse de Zoe Adams, Praxis queer. Les corps queer comme sites de création et de résistance. Art et histoire de l’art. Université Charles de Gaulle. NNT : 2018LIL3H034, el-02316195

[5] L’ouvrage de Butler a été traduit en français sous le titre (dommageable) de Rassemblement.

[6] Émission de France-Culture du 3 janvier 2016, consacrée à Martin Buber sentinelle de l’humanité, par Dominique Bourel, Paris, Albin Michel, 2018 : https://www.franceculture.fr/emissions/les-racines-du-ciel/martin-buber-sentinelle-de-lhumanite consultée le 1er juillet 2020.

[7] Voir aussi « Et la ZAD sauvera le monde… », Le Monde diplomatique, octobre 2019, consulté le 20 juin 2020.

https://www.monde-diplomatique.fr/2019/10/LORDON/60498

ÉTIQUETTES

collectif, communautarisme, communauté, rassemblement, séparatisme