L’ÉCRITURE INCLUSIVE EN ITALIE

En Italie, la volonté de rendre visible et de dépasser la domination de genre par le langage s’affirme tout d’abord dans un cadre institutionnel, notamment avec la publication en 1986 de l’étude d’Alma Sabatini Il sessismo nella lingua italiana,suivie en 1987 par la section d’application Raccomandazioni per un uso non sessista della lingua italiana, commandée par la Présidence du Conseil des Ministres. Même si la parution de ces recommandations n’a été suivie d’aucune position institutionnelle sur l’adoption de pratiques langagières inclusives, cette étude, couverte autant de critiques que d’éloges, a eu le mérite de déclencher un débat public autour de la question et de fournir une base incontournable pour les réflexions et les études à venir. Cependant, c’est surtout dans les années 2000 que les pratiques de l’écriture inclusive vont gagner du terrain pour atteindre, ces dernières années, une audience inédite.

Où et comment l’écriture inclusive gagne-t-elle du terrain ?

Il n’est pas anodin que le langage inclusif connaisse aujourd’hui son plus grand essor dans les institutions politiques, les mouvements féministes et la recherche en linguistique, qui, depuis le début, ont contribué à sa structuration et en ont soutenu la pratique.

Pendant les années 2000, on a assisté à une démocratisation du langage non sexiste dans plusieurs services de l’administration publique (communautés territoriales, régions, universités, etc.) à la suite d’une mobilisation institutionnelle très importante, dont témoignent les directives internationales et nationales  (par exemple, la Direttiva per la parità e le pari opportunità…  de 2007), les différents plans ministériels (par exemple, le Piano nazionale per l’educazione al rispetto de 2017) et, surtout, la diffusion, de plus en plus répandue de Lignes guide (Recommandations) pour l’utilisation du langage genré dans l’administration (entre autres, celle de 2012 rédigée par la linguiste Cecilia Robustelli et réadaptée en 2018 à la demande du Ministero dell’Istruzione, dell’Università e della Ricerca).

Cette progression de l’écriture inclusive dans l’administration est aussi attestée, aujourd’hui, par la plus importante homogénéité et harmonisation des pratiques linguistiques inclusives proposées dans les différentes Lignes guide, savamment conçues pour préserver le niveau de lisibilité et d’efficacité communicative des textes. Par ailleurs, l’Accademia della crusca, contrairement à son homologue en France (l’Académie française), encourage la communication sans stéréotypes sexués, notamment avec des publications (cf. Forestierismi e professioni femminili) et la collaboration à des projets institutionnels ou à la rédaction des Lignes guide.

L’intérêt croissant porté à l’écriture inclusive est aussi attesté par le nombre important d’essais publiés au cours de cette dernière décennie, surtout dans le cadre universitaire et notamment par des linguistes et des sociolinguistes. Caractérisées par la variété de leurs approches analytiques, ces études visent divers secteurs spécifiques (juridique, administratif, scolaire, publicitaire, politique, littéraire, etc.) et ont permis aux initié·e·s d’avancer dans la réflexion théorique et pratique sur le langage inclusif dans les questions de genre. En revanche, on peut regretter que ces textes ne bénéficient pas d’une plus large diffusion.

En première ligne pour la défense du langage inclusif se trouvent bien entendu les collectifs féministes et LGBTQ+. C’est principalement dans ces milieux militants que la question de l’inclusivité sort souvent du périmètre le plus « classique », corroborant, au niveau linguistique, la liberté de performer le genre au-delà des injonctions de choix binaire. L’objectif étant de neutraliser l’obligation de choix entre le féminin et le masculin pour éviter l’exclusion et la dénaturation des identités définies par les catégories de gender fluid, non-binaire, etc. Ainsi, comme la langue italienne ne dispose pas du genre neutre, contrairement à la langue anglaise (cf. singular they), le choix au sein de certains collectifs (par exemple le Tomboys don’t cry) a été de formaliser l’inclusion de genre par des signes graphiques (arobase, astérisque, etc.) ou par des morphèmes sans connotation de genre (le -u ou le schwa, etc.). Plébiscitées dans de petites maisons d’édition, très médiatisées par les militant·e·s sur les sites et les réseaux sociaux, ces pratiques restent peu appréciées des institutions et des linguistes et sociolinguistes (à quelques rares exceptions près) y compris les partisan·e·s et promotrices/promoteurs de l’écriture inclusive. Les réserves exprimées concernent aussi bien des problèmes de compréhension et de lisibilité de ces signes et morphèmes que le dépassement deslimites imposées par la langue italienne qui dispose d’un genre grammatical où les noms ne peuvent avoir que le genre masculin ou féminin (cf. Robustelli, 2014, p. 56).

Ces remarques sont cohérentes avec les choix d’inclusivité effectués le plus souvent au niveau institutionnel où les possibilités grammaticales et lexicales sont exploitées avec une « manipulation imprévisible des matériaux » (De Mauro, 1980) dont la langue et ses usager·e·s disposent déjà. Autrement dit, la langue italienne est adaptéeaux exigences d’égalité de genre d’une manière compatible avec sa structure (d’où l’adoption récurrente de la double flexion, des mots épicènes, de la règle de proximité ou de l’accord de majorité, etc.).

Les opposant·e·s et les oppositions

Face aux avancées indéniables du langage inclusif, de puissantes résistances interviennent encore aujourd’hui, principalement sur les sites et les réseaux sociaux, dans les médias et la presse la plus conservatrice (mais pas uniquement).

Les accusations portées contre ces pratiques linguistiques (outre la « laideur ») sont marquées par la reprise des tropes et des topoïles plus fréquemment mobilisés dans les discours antiféministes, en Italie comme dans d’autres pays. Le langage inclusif est ainsi présenté comme l’énième tentative féministe d’imposer une tyrannie sexuée visant la subordination des hommes voire leur émasculation, un totalitarisme culturel et sexiste,la novlangue de la pensée unique et de la colonisation idéologique menée par une oligarchie déterminée « à transplanter la logique d’inclusion de matrice anglo-américaine » (Zoppetti, 2020).

Ces arguments opèrent à la fois pour détourner la grammaire protestataire des féminismes et pour diaboliser l’écriture inclusive, le but principal étant la stigmatisation et le désaveu public de ses promotrices/promoteurs et des militant·e·s.

Cette levée de boucliers contre l’écriture inclusive trouve chez les politiques de la droite radicale les opposant·e·s les plus archarné·e·s. L’exacerbation du débat de l’inclusivité peut être datée de 2013, lorsque Laura Boldrini, élue de Sinistra Ecologia Libertà (Gauche, Écologie Liberté), est nommée à la présidence de la Chambre des députés. Boldrini met d’emblée au premier plan les questions de l’immigration et de la discrimination de genre, dont la question controversée de l’écriture inclusive et de la féminisation des titres (rappelée dans la lettre qu’elle envoie aux député·e·s en 2015), encourant ainsi la colère du front ultraconservateur.

L’opposition à l’écriture inclusive des député·e·s et des sénateurs et sénatrices de la droite radicale (notamment de La Lega et de Fratelli d’Italia) ne s’arrête pas à une simple dissidence : victime d’une banalisation consternante au sein du parlement, lors de meetings, dans les émissions radio ou télé et surtout via les réseaux sociaux, cette écriture est devenue l’un des sujets clés pour dénigrer Boldrini et, plus en général, la gauche progressiste et les féministes[1]. Ainsi, l’argument de l’inclusivité par le langage, vidé de tout son substrat sociologique, fait désormais partie du répertoire tactique et de la rhétorique de l’extrême droite, dont la technique, basique et redondante, consiste à opposer la « futilité » des actions menées par les promoteurs et promotrices de ce langage, aux solutions « vraies » et « utiles » qu’elle soutient (égalité salariale, mesures contre les agressions sexuelles et les viols, etc.). On n’aide pas les femmes, précise le leader de La Lega Matteo Salvini, « en collant un A à la fin du mot (la Sindaca, la Presidenta, l’Assessora). Je préfère que la femme soit aidée au moyen de faits concrets et en mettant les violeurs en prison… jusqu’à la fin de leurs jours » (Salvini, 2018).

Ce qui résume bien l’idéologie populiste de ce front ultra-conservateur qui, par le biais d’un anti-féminisme prenant souvent des postures philogynes voire pseudo-féministes (cf. Bard, 2019, p. 16), s’attaque à réécrire ce que le combat pour les femmes devrait être. Cette instrumentalisation idéologique de thèmes spécifiques au débat féministe est aussi strictement reliée aux sujets politiques qui demeurent au cœur de la dramatisation de la droite radicale : l’immigration et l’insécurité. Deux éléments tautologiques auprès des femmes de cette droite (entre autres, Daniela Santanché et Giorgia Meloni), dont les pratiques discursives rappellent de près celles du fémonationalisme (cf. Farris, 2019, p. 14), qu’elles utilisent pour affirmer leur rôle de meneuses des combats pour la défense des droits des femmes, du mode de vie « occidental » et des acquis sociaux : si les violences sur les femmes (féminicides, viols, etc.) leur fournissent un angle d’attaque efficace pour remodeler la relation insécurité/immigration (les immigrés étant souvent montrés du doigt comme coupables de ces crimes), leur opposition au langage inclusif devient un raccourci pour dénoncer la ligne immigrationniste et la prétendue inaction coupable de la gauche et des féministes (peu efficaces, dit Giorgia Meloni, leader de Fratelli d’Italia, car trop occupées à protester « parce qu’on a appelé une femme chef de train au lieu de ‘cheffe de traine’ » (Meloni, 2017).

Les problèmes pour une bonne réception…

Malgré les nombreuses initiatives et études vouées à la sensibilisation à l’écriture inclusive, celle-ci n’a pas encore réussi à ouvrir une brèche. De fait, parler d’écriture inclusive aujourd’hui est devenu à la fois plus facile (tout le monde en parle) et plus difficile, dans la mesure où sa vraie problématique sociale et les enjeux sous-jacents peinent encore à se faire entendre auprès du grand public qui continue à ne pas en saisir l’utilité. Nombre de facteurs compliquent la bonne réception et la compréhension de ces pratiques auprès des citoyen·ne·s ordinaires qui, quelle que soit leur appartenance politique, adhérent davantage à l’idée du caractère punitif et irritant de la parité linguistique, telle qu’elle est véhiculée par le front ultraconservateur.

Un problème de communication peut aussi être relevé chez certain·e·s promotrices et promoteurs de ce langage. Dans les débats parlementaires, par exemple, les tons parfois trop intransigeants et directifs se prêtent à la caricature du principe affirmé et à des jeux de délégitimation : le risque est de rendre détestable la cause de l’inclusivité et vains tous les efforts. Compliquent encore la donne les ressources offertes par le web (sites, blogs, revues, etc.) utilisées, parfois trop et le plus souvent mal, comme vitrines et tribunes d’information sur le langage inclusif.

Le maillon faible reste toutefois le contexte socioculturel, lieu de réception du message inclusif, qui souffre encore d’une tendance généralisée à structurer les identités de genre sur la base de modèles anachroniques de masculinité et de féminité. En effet, bien qu’en Italie le changement structurel de la famille soit un fait acté et que depuis les années 1980 les bonnes pratiques en matière d’égalité des sexes ne soient pas ignorées à l’école, l’éducation repose encore sur une nette distinction/bipartition des rôles et sur des attentes sociales bien différenciées pour les deux sexes (cf. Biemmi, 2017, p. 256).

Il faudra peut-être aussi se demander, tout au moins dans certains contextes, si l’acharnement contre l’écriture inclusive ne cache pas d’autres inquiétudes, comme le précise l’historienne Mathilde Larrère : « la violence de la réaction que cela suscite tend à démontrer l’enjeu de cette lutte, pourtant pensée comme secondaire par ses détracteurs (et détractrices !) » (2020, p. 12).

Ce qui est certain c’est qu’avec l’écriture inclusive on ne prétend pas changer le monde, mais plutôt aider à modifier la vision du monde. Pour ses promotrices et promoteurs elle n’est pas une condition suffisante pour aboutir à une société plus égalitaire, mais elle est nécessaire et utile puisque la parité peut se jouer aussi en sortant des modèles conventionnels et stéréotypés, de toutes les façons que la langue autorise ou bien, s’il le faut, en faisant en sorte qu’elle soit ouverte et se renouvelle.

Janvier 2021

Références

Bard, Christine (2019), « À contre vague : introduction », in Christine Bard, Mélissa Blais, Francis Dupuis-Déri (dir.), Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui, Paris, PUF.

Biemmi, Irene (2017), Educazione sessista : Stereotipi di genere nei libri delle elementari, Turin, Rosenberg & Sellier.

Larrère, Mathilde (2020), Rage against the machisme, Bordeaux, Édition du Détour.

Robustelli, Cecilia (2014), Donne, grammatica e media : Suggerimenti per l’uso dell’italiano, Rome, GIULIA.

Sabatini, Alma (1986), Il sessismo nella lingua italiana, Rome, Istituto Poligrafico e Zecca dello Stato.

Sabatini, Alma (1987), Raccomandazioni per un uso non sessista della lingua italiana, Rome, Istituto Poligrafico e Zecca dello Stato.


NOTES

[1]Situation qui n’a guère changé depuis que Boldrini a quitté, en 2018, sa fonction de présidente et elle a été réélue députée.


ÉTIQUETTES

antifeminism, feminist and LGBTQ+ organizations, gendered language, inclusive writing, sexism in Italian