TRADUCTION ET GENRE : LA RENCONTRE DES MARGES

En 2009, Pascale Sardin écrivait que « la traduction, en tant que transfert culturel où se cristallisent de nombreux enjeux doxiques, constitue […] un espace privilégié de manifestation de la question du genre » (p. 10) et plus de dix ans auparavant, Sherry Simon (1996) écrivait : « Taken together, translation and gender seem to offer a particularly attractive matrix through which to investigate issues of identity in language » (X).

Interroger le genre et la traduction signifie enquêter sur deux domaines distincts, mais qui partagent une sorte de « marginalité » qui caractérise l’objet d’étude des deux disciplines. Si les études de genre sont nées de la contestation d’un statut secondaire pérenne attribué à un genre par rapport à l’autre, et ont abouti au fil du temps à une configuration beaucoup plus complexe que la simple binarité, les études de la traduction sont parties d’une situation similaire, mais ont été beaucoup plus lentes à avancer. Pendant des décennies, la nature secondaire de la traduction a été considérée comme évidente et la traductologie n’a pas été au-delà du jugement qualitatif d’une traduction par rapport à une autre, les absolvant très rarement du péché originel de ne pas être « l’original ».

Enquêter sur le corps humain et le corpus textuel dans leurs transformations, c’est pourtant découvrir non plus l’identité de l’un ou de l’autre, mais plutôt la pluralité inhérente qui caractérise les deux : c’est découvrir non plus qui mais combien nous sommes, ou plutôt : non plus « qui suis-je ? » mais « qui sont-je ? », comme le suggère Cixous (1994, p. 17). Il en va de même pour le texte qui, à travers la traduction, dévoile sa propre multiplicité, indiquant non plus le chemin correct pour le lire, mais les chemins que lui-même ouvre intrinsèquement et extrinsèquement.

Le discours sur la traduction a longtemps été dominé par des métaphores sexuées ou liées au genre, à commencer par les tristement célèbres « belles infidèles » de Gilles Ménage (1729), comme l’a montré Lori Chamberlain (1988). En effet, la représentation de la relation entre texte source et langue cible n’échappe pas à une logique hiérarchique et dominatrice, la traduction étant vue exclusivement comme une copie imparfaite, « générée à partir d’une côte » de l’original. Cela a conduit à une vision de la relation entre œuvre originale et traduction dans laquelle la première joue le rôle du masculin et la seconde du féminin, dans la mesure où elle est « défectueuse » ou « déficiente » par rapport à la première, et donc, comme l’écrit Simon (1996, p. 1), « the original is considered the strong generative male, the translation the weaker and derivative female ».

Les métaphores, qui ont en partie cannibalisé le concept de traduction, ont joué un « rôle crucial […] dans le façonnement des théories traductives », comme l’a écrit Lieven D’Hulst (1992, p. 38), qui nous dit aussi qu’« il n’est pas improbable qu’un nombre appréciable de théories ont su mieux s’imposer grâce à elle[s] » (p. 46). Pourtant, si c’est à travers les métaphores qui naissent de l’identité de la langue et de la traduction que se crée un ordre de pensée dans la langue, ce sont ces mêmes métaphores que l’on peut détourner pour saper efficacement l’ordre ainsi établi. Raconter la traduction avec de nouvelles métaphores, passer des « belles infidèles » aux « re-belles et infidèles » qui ne sont pas « infidèles » à l’original mais « à la loi du langage patriarcal » (de Lotbinière-Harwood, 1991, p. 28), signifie ainsi intervenir sur l’histoire même du concept de traduction en plus de sa pratique, ce qui est en fin de compte « traduire » la traduction, la réinventer.

La traduction comme espace d’intervention et de décentralisation

Au Canada, l’avènement de la « traduction féministe » a mis en exergue la nature patriarcale de la langue et de la culture, faisant ainsi de la traduction « un véritable outil politique » (de Lotbinière-Harwood ,1991, p. 27).

Comme le soulignent Malena et Tarif (2015, p. 118) : « Dans cette optique, la traduction est vue comme une stratégie de ré-écriture en soi, le passage pour le sujet traduisant d’une position secondaire à une prise de position égale en termes d’autorité et de pouvoir créateur ». Cette réappropriation du texte nous pousse à parler de « hijacking » (von Flotow 1991, p. 74 ; 1997, p. 82) ou « womanhandling » (Godard 1989, p. 50) pour ces pratiques de réécriture qui visent à « subvertir l’ordre patriarcal et à rendre les femmes visibles dans la langue et dans la société » (Wilhelm 2014, p. 159).

Le processus de manipulation, d’appropriation et de déconstruction du texte et de la langue depuis l’intérieur, déjà présent dans l’œuvre d’auteures clés comme Hélène Cixous, Luce Irigaray et Julia Kristeva, est ainsi poursuivi et poussé à l’extrême dans les traductions de leurs œuvres et celles d’autres auteures. Le résultat est ce qu’on pourrait appeler une « traduction féminine », fortement débitrice de l’« écriture féminine », qui devient un terrain idéal pour expérimenter de nouvelles formes d’intervention dans le texte. Il suffit de mentionner le cas bien connu des traductions des œuvres de Nicole Brossard (1977 ; 1980 ; 1987a ; 1987b ; 1999 ; 2001) par Barbara Godard (1983 ; 1986) et Susanne de Lotbinière-Harwood (1987a ; 1990 ; 1999 ; 2005), ou encore les traductions par cette dernière des œuvres de Lise Gauvin (1984 ; 1989) et de Gail Scott (1987 ; 1988). Des théoriciennes de la traduction comme Sherry Simon et Luise von Flotow  ont beaucoup écrit sur ces traductions qui témoignent d’une « anti-traditional, aggressive and creative approach to translation » (1991, p. 70) et de Lotbinière-Harwood précise que :

Loin d’être neutre, l’acte de traduire constitue une prise de parole pleine de conséquences. En plus d’être une voie de passage d’une langue à une autre, la traduction est aussi un lieu de pouvoir. Pour les traductrices féministes, elle représente un espace à investir, un pouvoir à exercer. (1991, p. 12)

En ce sens, la traduction devient une pratique de résistance au pouvoir silencieux du langage, un espace à conquérir pour ouvrir d’autres espaces, dans lequel la traductrice ou le traducteur, au lieu de se cacher, manifeste ouvertement sa présence en l’inscrivant dans le texte, car « le je qui traduit inscrit son savoir, ses choix, ses intentions, ses convictions dans le texte qui se réécrit » (de Lotbinière-Harwood 1991, p. 27). Si ces pratiques de traduction subversive ont souvent été rejetées de l’extérieur comme de purs stratagèmes idéologiques, il serait faux de penser que leur espace d’action se limite à la sphère purement politique, ou politico-culturelle. Les motivations et les conséquences de ces pratiques sont d’abord linguistiques et, à ce titre, elles peuvent nous en apprendre beaucoup sur l’histoire et l’avenir des langues, et des langues de spécialité.

Laura Fontanella met en évidence le paysage changeant de la traduction à la lumière des théories queer, qui ne remplacent pas, mais plutôt compliquent les questions posées dans les phases précédentes des mouvements féministes, car :

[…] non seulement la traduction transféministe queer veut placer la « féminité » sur un pied d’égalité par rapport au « masculin », mais elle entend même dépasser les deux niveaux, en démantelant directement cette double opposition, en détruisant le stéréotype inhérent au système binaire lui-même, en donnant la parole à des vies marginales, à des genres non-conformes, à des sexualités différentes. (2019, 90)

La question, en effet, se complique, bien qu’encore une fois, dans l’histoire de la traduction, le problème qui se pose est le même : à travers le « queering » de la traduction (Baer et Kaindl, 2018), c’est un nouveau dépassement de la binarité et un démasquage de son artificialité qui est recherché. L’une des destinations possibles de ce processus est ce que Murphy (2019) appelle un « queering des Langues », c’est-à-dire une perception de la traduction comme un outil permettant de retravailler les relations entre les langues, et au sein de celles-ci, de découvrir la pluralité linguistique de chaque texte.

Le genre et ses traductions

Traiter des questions de genre, et de la question du genre, signifie aussi se heurter à des problèmes de traduction interlinguistique et intralinguistique.

Rachele Raus (2013) a largement démontré comment la traduction du terme gender, notamment dans le contexte des organisations et des institutions internationales, est un terrain fructueux pour l’analyse terminologique et traductologique, mais aussi pour comprendre comment ce concept a voyagé d’un contexte à l’autre et comment les différentes phases de la pensée féministe et des études de genre ont influencé la perception de ce concept et sa traduction. Karen Offen soulignait en 2006 une certaine résistance des Français à l’égard du concept de gender, considéré comme « une invention américaine, intraduisible par le mot français “genre” » (p. 291). Bien que la notion de gender soit « un peu plus étroite philologiquement que son équivalent français “genre” » (Berger in Alfandary, 2019, p. 62), cette ambiguïté sémantique maintenue dans le concept multilingue de « genre » ne semble pas être la source d’une impossibilité de comparaison, mais plutôt d’un discours productif qui donne lieu à un réseau de significations qui se rencontrent et dialoguent entre elles, sans se chevaucher ni se remplacer. De même qu’une traduction ne recouvre ni ne remplace le texte, mais le rencontre et établit avec lui un dialogue fructueux.

Comprendre comment le discours des études de genre s’est développé à travers les langues et le passage d’une langue à une autre, d’un idiome à un autre, et même d’une discipline à une autre, est donc crucial pour comprendre ce qu’est le « genre » et ce que sont les « études de genre ». Anne Berger ouvre son ouvrage Le Grand Théâtre du genre. Identités, sexualités et féminisme en « Amérique » (2013) par un glossaire dans lequel elle précise que les formules « théorie(s) du genre » et « gender theory » s’inscrivent dans des systèmes de pensée différents et ne sont donc pas, contrairement aux apparences, des équivalents exacts.

Il faut donc s’interroger sur la manière dont s’est opérée la transmission des savoirs, sur ce qui a facilité ou empêché la transmission d’un concept ou d’une certaine compréhension de ce concept, à travers ce que Berger appelle la « résistance de la traduction » :

What, then, can be transmitted and how ? What prevents transmission and what enables it ? Or, perhaps more accurately, what makes it at once possible and impossible ? The problem of transmission, of making sense across heterogeneous times, is also, to a large degree, a problem of translation, that is, of the conditions and ways in which certain discourses and what one used to call ‘ideas’ are made to cross borders, whether temporal or spatial, internal (intralinguistic and/or within the confines of a seemingly single context) or external (interlinguistic and/or across different contexts), thus fostering connections between heterogeneous spaces and times. (2016, p. 8-9)

Une compréhension du rôle de la traduction ne peut donc pas se limiter à découvrir ce que cette pratique a pu transmettre d’une culture à une autre, et d’un système de pensée à l’autre, mais doit surtout chercher à savoir comment cela s’est fait et à quelles « résistances » la traduction s’est confrontée dans ce processus.

Il est également important de souligner que les problèmes de traduction ne concernent pas seulement le passage d’un concept donné d’une communauté linguistique à une autre, mais se posent à chaque interaction entre des individualités distinctes. Au sein d’une même langue ou d’une même discipline, les différences deviennent encore plus complexes à saisir, et aussi à cause de cela plus révélatrices, car « c’est justement là où l’on parle apparemment la même langue, là où l’on partage un même corps linguistique, que les différences sont à la fois les moins visibles et, par conséquent, les plus surprenantes » (Berger, 2013, p. 14). En effet, Berger révèle « l’hétérogénéité conceptuelle […] aussi productive qu’irréductible, du champ théorique des études de genre » (p. 14) à travers une conversation entre Gayle Rubin et Judith Butler (voir : Rubin et Butler, 2002, p. 17) sur leur conception différente de l’expression « différence sexuelle », un terme clé de la pensée féministe qui demeure néanmoins ambigu.

En lisant le dialogue entre Rubin et Butler, on semble entendre les mots de Cixous, qui écrivait en 2006 :

Au sujet d’une pensée de la différence sexuelle, nous sommes d’accord, mais nous ne disons pas exactement la même chose. Autrement dit : nous disons toujours presque exactement la même chose. Nous nous disons : « Nous disons pasexactement la même chose ». J’ai à penser le pasexactement. Le pasexactement, le presque, le plus exactement possible longent les rives de ces instables que nous appelons « genres » et que nous prononçons à l’évasive sans jamais bien savoir où nous mènent des mots si forts. (p. 102-103)

Ce « pasexactement », sans doute encore plus éloquent que le « presque » d’Umberto Eco (2003), qui écrivait que traduire est « dire (presque) la même chose » est, après tout, l’essence même de la traduction. Penser la traduction, tout comme penser le genre, n’est rien d’autre que « penser le pasexactement », comme nous invitent à le faire les mots de Cixous (2006, p. 102).

Pour citer cette notice:

Sofo, Giuseppe: « Traduction et genre : la rencontre des marges ». Dictionnaire du genre en traduction / Dictionary of Gender in Translation / Diccionario del género en traducción. ISSN: 2967-3623. Mis en ligne le 18 mai 2022: https://worldgender.cnrs.fr/notices/traduction-et-genre-la-rencontre-des-marges/

Références

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Cette entrée est en partie tirée de l’article « Il genere della traduzione : Per una traductologie d’intervention » publié par Giuseppe Sofo dans le numéro 5 de la revue de genere, « Le Genre de la traduction », sous la direction d’Anne Emmanuelle Berger et Giuseppe Sofo.

Références à d’autres entrées du Dictionnaire du Genre en Traduction :

écriture féminine

langage


ÉTIQUETTES

feminist translation, gender and translation, genre et traduction, métaphores de la traduction, metaphors of translation, queering des langues, traduction, traduction féministe, translation