Commencer par le commencement. Ici. Télétravail, #restecheztoi, mes mains sur le clavier and the hands of those typing elsewhere, typing away. De ne pas avoir pu nous toucher ou avoir dû le faire en d’autres endroits. Comme celui-ci : toucher quelqu’un avec des traces fuyantes, tisser un texte, parce que nous jouons toujours et nous sommes joués par des mains invisibles. And even in emptiness is there not nothing but touching? (Barad, Rego, 2020, p. 5 -11) Où ai-je commencé à parler de toucher ? Est-ce que nous pouvons parler sans nous toucher ? Tocar, toucher, to touch. From Vulgar Latin toccare : to knock, to strike (as in a bell, an instrument). To touch is thus to call for sound, for vibration, for movement. To stir into action. Can there be touch without a reaction? Can we hear without being touched? Can we speak without touching?
Can touch make us see? In The Tactile Eye, Jennifer Barker proposes that we think of texts –films, in her case– as skin, as a particular mode of perception and expression. Le lecteur est ici comme un amant qui tisse depuis un ailleurs, non loin de là. La rencontre est produite par la pression contre : une peau qui frappe l’autre, et ainsi, se sentant « l’une » et « l’autre », ielles sont aussi en dehors d’eux-mêmes, là (Barker, 2009, p. 36). Lire, c’est cela : excitation pure et rencontre érotique. Et d’autre part, dit Barker, quand cette lecture-écriture ne nous touche pas, nous ressentons de l’ennui, de l’indifférence : manque d’affection, manque de contact. Parler, c’est toucher. To touch and be touched. To strike and be struck into being. Avons-nous jamais cessé de nous toucher ? Avons-nous jamais recommencé à parler ? Premièrement : le texte-peau, touché et touchant. Deuxièmement : la difficulté de déterminer qui fait quoi, des fonctions précises et des espaces stables. Qui est le texte et qui est le lecteur ? Parler du toucher, c’est vouloir cela : circuler à travers une peau qui prend des formes, des couleurs et des textures imprévisibles, contre l’un. Think of it this way: to what extent can we claim our bodies as limited by our skin? Why not conceive of a shared skin, a skin in common? Dare we conceive of a skin that binds us in kinship? Dare we say skinship?
Parler d’ici, c’est peut-être parler de nulle part, ou peut-être c’est parler d’un interstice perpétuel, d’un des plis qui nous embrassent, from the fleshy interface between bodies and worlds (Ahmed, Stacey, 2011, p.1). On ne peut pas commencer par le commencement si on a toujours habité une sorte de toucher. Aller et revenir, faire et refaire des parcours qui sont des cercles, dire de l’intérieur vers l’extérieur et de l’extérieur vers l’intérieur, pour essayer d’appréhender, de manière indicative, les itinéraires réversibles de la peau, sans que l’intérieur et l’extérieur soient des extrémités opposées de ce que je pense. Quelques espaces de transit pour penser : corps, mans, piel, contagi, distance, mourning, pell comuna, immunité. Le texte-peau comme un espace de transit qui se fond dans les mains de ceux qui arrivent en se rendant, en se donnant. Qui ne sait pas très bien où, comment ou pourquoi, mais qui ne cesse de demander : traces et marques.
Pandémie
Formez un cercle et invitez un volontaire à prendre place au centre. Convainquez cette personne de fermer les yeux, de se tourner lentement et de se laisser tomber en arrière, en embrassant de tout son poids la force de la gravité qui nous incite à tomber. Retenez sa chute, soutenez son corps en évitant l’impact du corps sur le sol. Si la personne du centre n’ose pas se laisser tomber, faites-lui sentir qu’elle ne doit pas avoir peur et que l’une des personnes du cercle retiendra toujours sa chute.
Ces derniers mois, le toucher a été un problème, un plaisir différable et dispensable. Les corps des amies, des amantes et parfois même des étrangères nous ont manqués. Une dernière prolongation, encore. Le toucher, compris à partir du geste physique et local des différents corps en contact, a été sémantisé comme une menace et un danger, ainsi que par extension, ceux qui se touchent en dehors des espaces domestiques, ceux qui pourraient se passer de toucher. Qui ? On a parlé de beuveries et de fêtes illégales, et le lendemain, nous avons vu des militaires et des politiciens en uniforme lors d’une fête massive qui respectait tous les protocoles de sécurité possibles. Certains ont dit pardon et nous avons avalé notre surprise et notre colère. Hiérarchies du toucher, même dans le travail : le toucher non choisi des travailleurs·euses essentielles qui n’ont même pas pu choisir leur exposition en dehors de l’espace domestique, et donc la conversion de cet espace domestique en espace de travail également comme un privilège.
Nous avons des raisons en trop pour comprendre le toucher comme une menace, comme un danger, mais on peut aussi réfléchir à cela en contrepoids : le manque de toucher peut-il être un danger ? Quelles en seraient les conséquences ?
Le toucher, comme le montrent ces dynamiques dans lesquelles des personnes inconnues ont développé une confiance mutuelle en se soutenant mutuellement la chute, est un outil qui garantit des affections généreuses, qui incarne l’empathie et qui transmet la confiance. Il est inconcevable pour moi de continuer à partager le lit avec mon amant après une discussion échaudée ; j’ai besoin de mettre une distance tactile entre les deux pour communiquer une distance câline. C’est précisément à cause de cette dynamique que j’ai besoin du toucher des autres dans les moments de tristesse, de fragilité et de vulnérabilité particulières. In the harrowing wreckage of the AIDS crisis, caring turned into carrying. Since the onset of the pandemic, many volunteered in support of those affected by AIDS-related illnesses. To carry was to offer one’s touch and support, to give oneself in vulnerability.
En 1992, l’artiste Pepe Espaliú, l’un des premiers créateurs à avoir rendu visibles en Espagne la souffrance et l’isolement vécus par une personne atteinte du sida, a organisé deux spectacles portant le même nom : Carrying. Dans chacun d’eux, l’artiste était porté dans les bras de couples d’amis, d’amoureux et d’étrangers, parvenant à tenir son corps dans une chaîne de contacts affectueux. Sur les routes tracées par cette toile de porteurs, l’artiste est toujours resté pieds nus, comme s’il descendait de la croix.
Quelques mois plus tard, Espaliú est mort. Trauma histories are frequently taken up as national urgencies, histories that must be remembered and resolved in order for the nation to survive a crisis or sustain its integrity (Cvetkovich, 2003, p. 36). As opposed to the Holocaust or the Vietnam War, the AIDS crisis has in no country been officially recognized as a national trauma. Despite the millions dead. Despite the millions still grieving. If grief sustains our national integrity, if loss unites us as a community over those gone, what does it mean to prevent public grief over those lost to AIDS? Who is being excluded from the national narrative? Whose deaths define who we are? Qui deviennent nos martyres ? Qui deviennent nos héros ?
Cien años. Después de cien años. Que después de cien años muerto. Y de gusanos comido. Se encontraron en mi cuerpo. Señas de haberte querido.
[…] love, stay
in me until our bodies forget
what divides us, until your hands
are my hands & your blood
is my blood & your name
is my name & his & his
(Smith, 2017, p. 37)
Krauss and Haggis’s 2018 documentary film 5B illustrates an understanding of touch as a vital sense. Set in one of the first hospital units dedicated to treating patients with AIDS in early-80s San Francisco, it shows a group of doctors and nurses who offered their patients all they could: touch. Aware of the loneliness felt by the bedridden –many of them abandoned by their families or friends in fear of contagion–, these health professionals held their patients’ hands, gave them hugs, and decided not to use gloves around them. A different trauma culture emerges from the scene of AIDS activism –one that is not about spectacles of wounded helplessness but about trauma as the provocation to create alternative life worlds.
Ainsi, pouvons-nous réellement soutenir l’imaginaire d’une articulation communautaire fondée sur l’absence du toucher ? Quelles en seraient les conséquences ? Y a-t-il, dans cette image, la possibilité de concevoir une sorte d’idée tactile au-delà du tactile ? Dans quelle mesure ce manque est-il vraiment protecteur ? Quand devient-il aussi un péril et une menace pour les choses, pour les vies et pour les mondes qui seront bientôt trop loin, trop intouchables, inaccessibles, impensables ? To be touched is also to be gifted (touched by God, by the Divine). Yet, who’s got access to touch? Who can afford carrying the weight of touch? Of being touched ? Le manque de tact est une politique. Il en est de même pour la vénération du télétravail, la rentabilité qu’il apporte et apportera, et la limitation du toucher aux noyaux domestiques. Et la publicité qui met une bande son à l’étreinte à venir. Who shall be made immune? Im-munity: freedom from the munus (a duty, a social responsibility, a burden). To be immune is therefore not to carry. To be freed from the burden of touch. Not to carry. Not to care? Are some more dependent on touch than others? Through which practices could we reconceive touch out of touch itself?
Se demander constamment comment, dans un état d’alarme, on peut prendre au sérieux le sentiment de manque des amis et des amants. Comment politiser ce sentiment ? Comment pouvons-nous politiser le malaise qu’il génère (El Pressentiment, 2019), si nous savons que c’est maintenant une question secondaire ? Et bien que j’y pense en contrepoids, je le fais de ma maison, avec mon corps et mes-ses virus, les mains propres. Et je le jure : je veux protéger ma grand-mère et aussi la grand-mère inconnue de ma voisine, même si au téléphone elle me dit que si elle ne meurt pas du virus, elle mourra d’ennui ou de tristesse. Elle va mourir parce qu’elle a perdu les garanties tactiles de tendresse et d’estime ? Nous mourrons de tristesse quand nos grands-mères seront mortes de tristesse parce qu’elles n’ont pas le droit de venir nous soutenir lors des funérailles, parce que nous ne pouvons pas pleurer l’un sur l’autre et avoir le nez qui coule dans un échange extatique et dépossédé ? Qui suis-je en train de sauver, maintenant que je ne touche plus ? Qui ne sauve personne parce qu’il ne peut plus toucher ? Qui a besoin d’être sauvé ? (Guardiola et aliae., 2020, p. 17 – 29). Comment penser au-delà de la polarisation du toucher comme menace/comme secours ? Est-ce qu’on peut ouvrir des nouvelles fissures au milieu pour penser au toucher dans ce contexte ? Words such as the French pleureuse, the Spanish plañidera, or the Italian piangere stem from planguere (to cry, to hit one’s chest in pain, making our pain visible, making others be touched by our crying). Can we then talk about an ethics of mourning devoid of touch? Les pleureuses sont au chômage.
Judith Butler dit que le corps est une structure socialement extatique (2004, p. 71), c’est-à-dire qu’il existe avant tout en dehors de lui-même, dans un monde extérieur dont il dépend. Adriana Cavarero le suggère également lorsqu’elle réfléchit à la géométrie du corps : l’inclinaison de la mère qui allaite, des amoureux qui s’allongent, du bon samaritain qui se penche pour faire l’aumône, du malade et de celui qui s’approche de lui (2016, p. 7). Le toucher est un terrain de dépossession car even more immediately than other perceptual systems, it seems, the sense of touch makes nonsense out of any dualistic understanding of agency and passivity; to touch is always already to reach out, to fondle, to heft, to tap, or to enfold, and always also to understand other people or natural forces as having effectually done so before oneself, if only in the making of the textured object (Sedgwick, 2003, p. 14). Ecstasy. ἔκστασις: to be or stand outside the self. To stretch the limits of the self. To leave one’s skin. Tirons du fil de cette extase : aujourd’hui plus que jamais, nous devons nous construire extatiquement. Peut-être que le fait de toucher peut aussi nous sauver. Mais comment renouer les fils de cette contradiction ? Peut-être en pensant aux espaces dans lesquels cette possibilité de toucher a été supprimée ou est devenue moins rentable : le travail, le transport public. Réfléchir à une politique communautaire basée sur le toucher comme contre-proposition à la violence étatique du non toucher, ça voudrait dire pas d’ériger le toucher comme impératif à n’importe quel prix, mais penser les mêmes possibilités du toucher, en et au-delà cette tactilité, mais toujours comme un geste d’expeausition,comme suggéré par Jean-Luc Nancy dans son Corpus (2016, p. 28). Enlever nos gants en plastique et faire déborder le danger de ce que nous sommes : peau poreuse, respirante, trouée, communicante. My body is both contained and exposed by skin. Skin. From Proto-Germanic *skinth-, from Proto-Indo-European *sken-: to peel off, to flay. To skin. A verb rather than a noun. To shed one’s boundaries and to inhabit them: skin to skin.
Il nous est encore difficile de penser à toucher en dehors de ses restrictions : de mes colocataires et de ces deux amis supplémentaires qui constituent l’espace légal des six. Nous devons réfléchir à la façon dont cela a redimensionné les affections et les pouvoirs du toucher. Toucher, c’est aussi modifier, changer, déplacer, questionner, mettre en mouvement (Derrida, 2000, p. 50). En d’autres termes, toucher peut même signifier arriver à ce qui est différent sans avoir à placer ce celui dans l’espace de la différence, de l’exclusion. The constant exposure of an endless skinning. “Pain seizes me back to my body”(Ahmed, 2015, p. 26).
Old screens. Old skins. Après ces mois, et l’augmentation du nombre d’heures passées devant les écrans, peut-être nous reste-t-il encore d’apprendre à ne pas dominer avec les yeux, à étendre l’effet du texte-toucher-affect à d’autres choses que nos mains, à l’autre côté. Ou les fermer. Comment puis-je penser à ce toucher quand il devient un geste purement autoérotique qui n’implique aucun déplacement de mes semblables, de moi-même ? Comment puis-je penser à toucher dans ma maison, quand elle a été aussi une violence, quand elle a tué ? Comment puis-je penser à des maisons trop petites, trop grandes, ou à celles qui n’ont pas eu plus de deux mains, les miennes ?
Pour citer cette notice
Corujo, Arturo; Isern Ordeig, Maria; Juncosa,Toni R.; Ramírez, Víctor : « Toucher-Touch-Tacto-Tacte (I) ». Dictionnaire du genre en traduction / Dictionary of Gender in Translation / Diccionario del género en traducción. ISSN: 2967-3623. Mis en ligne le 05 juin 2021: https://worldgender.cnrs.fr/notices/toucher-touch-tacto-tacte-i/.
Voices/ voix citées
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Ahmed, Sara, Jackie Stacey (2001), Thinking Through the Skin, London, Routledge.
Barad, Karen, Blanca Rego (2020), “Tocar, Karen Barad i Blanca Rego. Un vocabulari per el futur” [vídeo], 20 de setembre, CCCB: https://www.cccb.org/es/multimedia/videos/tocar/234406 [consultat el 13 d’octubre 2020].
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Butler, Judith (2004), Precarious Life. The Power and Moruning of Violence, London–New York, Verso.
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Derrida, Jacques (2000), El tocar, Jean-Luc Nancy,trad. Irene Agoff, Madrid, Amorrortu.
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