SILENCE

En 2013, l’activiste Drag Queen Barbie Breakout a réalisé une vidéo devenue virale dans laquelle on la voit se coudre les lèvres avec une aiguille de couture et du fil de cuisine[1]. Ce geste de désespoir visait à dénoncer les persécutions de personnes queer en Russie, pays dont la militante est originaire. Le silence, que l’artiste s’auto-impose par l’acte de se coudre les lèvres, est montré dans sa dimension douloureuse, voire auto-destructrice. La vidéo est intitulée Open your mouth et constitue un appel à la prise de parole, à ne jamais étouffer sa voix et à dénoncer sans cesse les violences.

Est-ce à dire, comme l’activiste le soutient, que le silence est toujours une forme d’échec, le symptôme d’une absence de liberté, là où la parole serait émancipatrice, associée à la liberté et à l’agentivité ? Sans jamais remettre en question l’importance des luttes pour/par la parole ou les revendications d’une prise de parole des concerné-es, nous souhaitons ici interroger à nouveaux frais les ressources propres du silence. Contre l’opposition binaire entre parler et se taire, comprise comme une opposition entre liberté et domination, cette notice se concentre ainsi sur les usages politiques du silence dans la construction identitaire et la production de sens. Cela implique d’abord de complexifier sa définition tout en insistant sur la pluralité des formes de silences. Ensuite, nous développons une analyse des usages politiques possibles du silence : entre la réduction au silence imposée aux sujets et l’usage stratégique du silence comme arme.

Définir le silence

Penser le silence, à partir d’une position féministe intersectionnelle, implique de rompre avec la conception habituellement admise des silences. Il convient de réfléchir au silence dans ses différentes formes et non seulement comme ce qui structure et se structure dans l’absence (son –silēo, ou mots -tăcĕo), dans le néant, dans l’incomplétude (la non-transparence de la langue) ou dans l’excès (silence étourdissant).

Le silence est une forme discursive et de communication. Il est polysémique et renvoie à plusieurs usages sociaux. Le Dictionnaire de l’Académie Française le définit comme le « fait de ne pas parler » ; comme « l’état de [celle ou] celui qui s’abstient de parler » ou comme le manque d’une mention ou d’une expression. Dans le Robert et le Larousse le silence est rattaché à l’inaction ou à la passivité qui se manifeste dans l’absence. Il en va de même pour le Cambridge Dictionary et le Diccionario de la Real Academia Española. Sa forme active (se taire) est quant à elle juste consignée par le Larousse et le Centre National des Ressources Textuelles et Lexicographiques de France (CNRLT). Quelle qu’elle soit sa modalité (passive ou active), ces définitions circonscrivent le silence de manière uniquement négative et conditionnent la conception que l’on s’en fait. Or « le rapport silence/langage est complexe, [et] il ne peut se réduire à un rapport de complémentarité » (Orlandi, 1996, 22).

De ce fait, quand on parle du silence, il est nécessaire de dépasser la posture binaire et dyadique où l’on invoque l’agentivité en regard du champ lexical de l’inaction (contemplation, réflexion, méditation) ou de l’oppression[2] (réduire au silence). Dans une telle posture, le silence n’est considéré que comme une faiblesse, un tort, un handicap, une situation que l’on subit, qui nous enlève notre puissance d’agir. Pourtant, si on le pense à l’intérieur des théories de l’agentivité[3], le silence est situé et c’est lui qui gouverne le choix de dire (et de ce qui va être dit) ou de (se) taire. La complexité du silence est structurée par les usages communs que l’on invoque pour catégoriser des situations, des affects, des événements ou des phénomènes sociaux. Mais, ce qui semble le plus difficile à saisir est sa dimension purement ontologique.

L’ontologie du silence

Le silence a une valeur normative, qu’on juge et qu’on évalue souvent comme une vertu difficilement atteignable. Ainsi dans la tradition chrétienne, il a un statut ontologique (étant même ce qui précède le Verbe) capable de structurer la Voix : « Aucune parole n’existe en elle-même ; elle n’est que par son propre silence. Elle est silence, indivisiblement, à l’intérieur du moindre mot » (Emmanuel, 1975, p. 270). Ce rôle fondateur est mobilisé par les institutions spirituelles et religieuses[4], qui vont articuler le silence aux entités dites suprêmes. L’ontologie du silence peut se penser aussi en dehors de tout contexte religieux et sa mobilisation transdisciplinaire rendrait compte de la matérialité du silence, comme étant un élément fondateur, ce qui est/se conduit dans la signification. Par ailleurs, c’est dans cette conception matérielle que l’on peut réfléchir au silence non pas comme un concept purement abstrait, mais bien comme une donnée, à la fois qualitative et quantitative, que l’on peut évaluer de manière empirique.

La matérialité du silence

Le silence doit être considéré dans une matérialité langagière. Son matériau est d’autant plus difficile à saisir parce que, comme le précise l’analyste du discours brésilienne Eni Orlandi, « le silence n’est pas immédiatement perceptible et interprétable. C’est l’historicité inscrite dans le tissu textuel qui peut le ‘‘révéler’’, le rendre appréhendable, compréhensible » (Orlandi, 1996, p. 51). Mais sa matérialité est aussi socialement complexe, puisqu’elle se structure selon des normes validistes, où seule la parole exprimée à voix haute est reconnue, ne prenant donc pas en compte l’aphasie, la surdité ou les neurodivergences.

Le silence est une construction sociale (Braman, 2007). Penser à la matérialité depuis un positionnement contre-hégémonique et situé rendrait compte des rapports sociaux et de pouvoir, ne démentant pas l’agentivité des groupes contre-hégémoniques. Depuis une démarche intégrant le genre et les rapports sociaux, le silence n’est compris que comme un moment à dépasser par la parole, considérée comme principale actrice dans la sphère publique et lors des luttes pour la reconnaissance (Fraser, 1990, Mansbridge et Shames, 2012). Toutefois, « cette perspective renforce les fondements binaires du féminisme dominant, divisé entre les guerrières féministes qui se font entendre et les partisan[-e]s complices, souvent silencieux, du statu quo » (Parpart, 2020, p. 318 ; traduction personnelle). Ce positionnement exclut aussi l’agentivité qui se structure dans une conception plurielle du silence. De ce fait, le silence ne devrait pas être constamment rattaché à « l’empire du verbal dans nos formes sociales » (Orlandi, 1996 : 29) ni à la voix (qui part d’un principe phonologique et physiologique). Cette forme de traduction ne ferait que renforcer une conception restreinte du silence fondateur et ne rendrait pas compte de la situation d’énonciation.

Depuis un positionnement intersectionnel, il est nécessaire d’approcher le silence par autre chose que la parole audible ou écrite. La parole ou le silence sont des phénomènes sociaux sous-étudiés en dehors des études handiféministes (Jones et Cheuk, 2020). On peut réfléchir aux autres formes que prend le silence comme matériau d’analyse des rapports sociaux. Ainsi, on peut comprendre le silence non seulement comme une donnée phonologique (le son ou son absence), mais encore comme une donnée scripturale (la manifestation du silence dans les textes), visuelle ou gestuelle (bien que n’étant pas une donnée vocale, la langue de signes reste un dispositif de la parole très éloquent). Suivant cette logique, le silence peut s’étudier et s’interpréter à partir de diverses données qu’il peut produire : dans les sit-in, dans les manifestations silencieuses, dans les trajets quotidiens où le verbe n’est pas incarné par le bruit, « dans les regards tranquilles entre les chercheur[e]s et les participant[e]s, dans les gestes vibrants et autres expressions corporelles de l’émotion, dans les espaces entre les mots parlés, dans les pauses entre les bégaiements, [puisque] les silences sont des éléments essentiels de chaque histoire » (Jones et Cheuk, 2020 : 1).

II) La politique du silence : censure, silenciation[5] et résistances

Le pouvoir s’exerce en partie par le contrôle de la sphère de la parole, et donc en imposant le silence et/ou en contrôlant son sens, par les mécanismes de la censure explicite ou implicite (Butler, 2017). Que ce soit en raison d’un sentiment de honte, d’un sentiment d’illégitimité ou parce que la sphère publique de la parole ne nous est pas accessible, garder le silence apparaît dans de nombreuses situations comme la seule solution. Mais il importe de comprendre la complexité des mécanismes par lesquels le silence est imposé aux sujets. Pour mettre en avant la dimension active de la production du silence, nous mobilisons le concept de « silenciation ».

Les mécanismes de la silenciation

Paradoxalement, la silenciation n’implique pas l’absence de parole. La philosophe Rae Langton, travaillant à partir de la théorie austinienne des actes de langage, analyse ainsi des formes de silenciation passant par la perte de pouvoir performatif de notre parole : on parle, mais notre parole n’est suivie d’aucun effet. L’auteure affirme ainsi l’inégal poids de notre parole selon notre position sociale : « Les personnes puissantes peuvent généralement faire plus, dire plus, et voir leur discours compter plus que ne le peuvent les personnes impuissantes. Si vous êtes puissant, vous pouvez faire plus de choses avec vos mots » (Langton, 1993; traduction personnelle). On peut diagnostiquer aussi des formes de silenciation opérant à même des prises de parole, notamment lorsqu’il s’agit de « faire parler pour faire taire » (Julien, 2019). Le philosophe Jacques Rancière évoque dans La Nuit des prolétaires les normes d’audibilité qui déterminent normativement la réception de la parole ouvrière (Ranciere, 2012): les ouvrier-es ne sont entendu-es -par les intellectuel-les notamment qui prétendent relayer leur parole- que s’ils produisent le discours attendu des ouvrier-es. Dans ce cas-là, un sujet est silencieux dans la mesure où sa parole doit se conformer à des normes figées, il n’est pas en mesure de produire une parole émancipatrice. Enfin, des formes de silenciation sont à l’œuvre lorsqu’un sujet n’est pas en mesure de s’exprimer en son nom propre sur un sujet qui le concerne, mais lorsque l’on parle pour lui, lorsqu’on le parle : on pense ici au phénomène d’« énonciation ventriloque » (Paveau, 2016) ou d’« empiètement discursif » (Hertiman, 2021).

Dimension épistémique

D’un point de vue épistémique, nous proposons à la suite de Miranda Fricker de considérer la silenciation comme une forme d’injustice épistémique (Fricker, 2009), dans la mesure où le processus de silenciation rend les sujets incapables de parler et d’être entendus. Les individus sont privés de leur agency communicationelle (Medina, 2012, p. 91 ; traduction personnelle). La philosophe s’intéresse plus particulièrement à une forme de silenciation qu’elle désigne comme une « objectification épistémique » (Fricker, 2009, p. 6 ; traduction personnelle). Elle cherche à penser par-là les situations où les sujets ne sont considérés que comme des sources d’information – et donc en ce sens réifiés – et non comme des participant-es à une discussion ou comme des sujets rationnels.

Se taire pour résister

Le silence peut toutefois être aussi un choix stratégique, et il dispose de ressources politiques propres. D’abord dans la mesure où on peut le considérer comme une forme de résistance infra-politique (Scott, 2019), dans un contexte où une résistance directe par l’affirmation du « texte public » serait impossible. James C. Scott prend l’exemple de jeunes noir-es états-unien-nes s’entraînant à garder le silence face à des propos insultants et méprisants, évitant par là de se mettre en danger et une forme d’affirmation de soi et de dignité dans ce retrait volontaire. On peut d’ailleurs insister sur le fait que garder le silence dans l’espace hégémonique n’interdit pas le développement de contre-arènes (au sens d’espaces de résistance existant à la marge ou contre les espaces hégémoniques de la discussion) où une parole se développe.

Par ailleurs, la réflexion sur le rôle du silence dans l’action politique permet de mettre en évidence la pluralité des formes que peuvent prendre les revendications politiques. Butler insiste ainsi dans Rassemblement sur des formes de manifestations se passant de mots et agissant par l’exposition de corps rassemblés (Butler, 2016).

Enfin, sur le plan épistémologique, le silence peut apparaître comme une forme de résistance face aux discours régulateurs (Foucault, 1994) nous imposant de parler, en suivant un certain « ordre du discours » (Foucault, 1971). En gardant le silence, on élabore « une niche possible pour la pratique de la liberté au sein de ces discours » (Brown, 1996).

Conclusion

Les luttes pour sortir du silence et revendiquer une visibilité/audibilité dans la sphère publique sont centrales dans les mouvements sociaux contemporains. Cela demeure tangible dans les mouvements féministes, et en particulier dans les féminismes intersectionnels. C’est à ce titre que nous estimons important de revenir sur la définition même du silence. En insistant à la fois sur la complexité des mécanismes de silenciation, et sur la pluralité des usages possibles du silence, nous pouvons repenser les rapports sociaux dans des formes contre-hégémoniques. En prenant en compte la pluralité des définitions possibles des silences (considérés pas uniquement dans leur opposition à la parole, mais dans leur matérialité), on ouvre la voie à une compréhension de la pluralité des ressources permises par le silence dans la lutte sociale.

Pour citer cette notice:

Hertiman, Marys Renné; HUCHET, Élise : « Silence ». Dictionnaire du genre en traduction / Dictionary of Gender in Translation / Diccionario del género en traducción. ISSN: 2967-3623. Mis en ligne le 03 janvier 2023: https://worldgender.cnrs.fr/notices/silence/.

Références

Brama, Sandra (2007), « When Nightingales Break the Law: Silence and the Construction of Reality », Ethics and Information Technology, 9, p. 281-295.

Brown, Wendy (1996), «   In the ‘folds of own discourse’: The pleasures and Freedoms of Silence », The University of Chicago Law School Roundtable, 3(1), article 8.

Butler, Judith (2016), Rassemblement : Pluralité, performativité et politique, trad. Chistophe Jaquet, Paris Fayard.

Butler, Judith (2017), Le pouvoir des mots : Discours de haine et politique du performatif, trad. Charlotte Nordmann et Jérôme Vidal, Paris, Editions Amsterdam.

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Foucault, Michel (1971), L’ordre du discours : Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970, Paris, Gallimard.

Foucault, Michel (1971), Histoire de la sexualité, tome 1 : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard.

Fraser, Nancy (1990), « Rethinking the Public Sphere: A Contribution to the Critique of Actually Existing Democracy ». Social Text, n°25/26, p. 56–80. https://doi.org/10.2307/466240

Fricker, Miranda (2009), Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing, Oxford (USA), Oxford University Press.

Hertiman, Marys Renée (2020), « L’empiétement discursif : formes et mécanismes d’un processus hégémonique », Sociocriticism [En ligne], XXXV-2, mis à jour le 04/09/2021, URL : https://revues.univ-tlse2.fr:443/sociocriticism/index.php?id=2987.

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 Julien, Pauline (2019), Faire parler pour faire taire : Les silences du consensus. 2.

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Orlandi, Eni P. (1996),  Les Formes du silence, Paris, Édition des Cendres.

Parpart, Jane (2020), «Rethinking silence, gender, and power in insecure sites: Implications for feminist security studies in a postcolonial world ». Review of International Studies, 46(3), 315-324. doi: 10.1017/S026021051900041X.

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Rich, Adrienne (1995), On Lies, Secrets, and Silence: Selected Prose (1966-1978), New York, ‎ W. W. Norton & Company.

Scott, James C. (2019), La Domination et les arts de la résistance : Fragments du discours subalterne, trad. Olivier Ruchet, Paris, Editions Amsterdam


[1]  Queen Barbie Breakout, “Open your mouth English”, Youtube, vidéo publiée le 27 juillet 2013 : https://www.youtube.com/watch?v=57HowOloLFw&ab_channel=WIRED.

[2]  « In a world where language and naming are power, silence is oppression, is violence », (Rich, 1995 : 113).

[3] À ce sujet, voir : Malhotra, Sheena et Aimee Marie Carrillo Rowe. “Silence, feminism, power: reflections at the edges of sound.” (2013).

[4] À ce propos, voir Gira, Dennis. « Rien n’est plus « parlant » que le silence », Études, vol. 406, no. 3, 2007, pp. 371-380.

[5] Le terme de « silenciation » désigne les processus de réduction au silence. Dans la littérature, le terme de « silenciement » est parfois employé également. Nous avons préféré le premier en raison de sa connotation plus active.


ÉTIQUETTES

"inaudibilidad", "inaudibilité", "inaudibility", "résistance, "subjectivation", silence", silencio"