LES RÈGLES. SENS ET SIGNIFICATIONS

Introduction

Le sens et la signification des règles, comme la manière de les vivre, ont grandement changé depuis le siècle dernier. La science, après les avoir longtemps présentées comme l’évacuation d’un sang toxique[1] et le signe d’une instabilité du corps des femmes, a permis à la fin du XIXe siècle d’en comprendre le sens en les reliant au cycle ovulatoire[2]. L’amélioration des techniques de recueil du sang menstruel au milieu du XXe siècle a également révolutionné la manière de les vivre : fini la serviette éponge accrochée à la taille par une épingle à nourrice, place aux serviettes hygiéniques jetables high-tech, aux tampons et aux coupes menstruelles, ou encore aux culottes menstruelles. Les femmes peuvent désormais continuer leur vie quotidienne sans être totalement gênées par leurs règles. Mais nous sommes cependant encore loin d’être totalement lavées de la honte menstruelle. La banalisation progressive de la signification des règles s’est accompagnée de leurs mises sous silence. Les règles n’ont pas exactement été normalisées ;elles ont seulement été invisibilisées.Pour reprendre les mots d’Iris Young, pour entrer dans la vie active les femmes ont dû laisser les règles « au placard » (elle parle de « menstrual closet », 2005, p. 106). Si c’est bien « le contexte social qui fait des menstruations une malédiction » (Beauvoir, 2018, t. I, p. 74), nous avons encore un long chemin à faire pour qu’elles ne soient pas stigmatisantes. La manière dont nous parlons des règles, de manière quotidienne ou médicale, traduit et transmet le sens péjoratif dont nous les revêtons (I). Ne plus menstruer ou revendiquer les règles sont alors des tentatives pour donner une nouvelle signification aux règles et ne plus en faire une source de honte (II).

I. Les menstruations ou la honte du corps

1. Parler des règles ne se fait pas

Parler des règles ne se fait pas, ou seulement dans un cercle féminin et intime ; laisser deviner qu’on les a, ou pire encore, être trahi par une tache de sang sur nos vêtements, voilà la pire offense que l’on puisse faire aux codes de bienséance et de pudeur. Les règles sont devenues l’objet d’une « étiquette menstruelle », pour reprendre l’expression de Sophie Laws (Laws, 1990, p. 42). Autrement dit, elles sont l’objet d’un cérémonial implicite qui dicte comment se comporter en public lorsqu’on a ses règles, pour ne pas être objet du ridicule ou du discrédit le plus total. Il s’agit d’une constante auto-discipline pour rester discrète voire secrète sur nos menstruations, en paroles comme dans notre agir. Selon cette étiquette, le mieux est donc de n’en point parler. Les menstruations sont considérées comme relevant de l’intimité, comme un « truc de fille » que l’on ne doit pas évoquer ouvertement, pas même devant son partenaire, pour les couples hétérosexuels[3].

S’il faut néanmoins aborder la chose, on répugne à en parler directement. Les périphrases fleurissent pour ne pas nommer les règles ; elles fonctionnent comme un code entre initiés, en permettant une compréhension implicite, tout en garantissant une plus grande discrétion. On trouve ainsi l’expression « j’ai mes lunes », évoquant la concordance, remarquée dès l’Antiquité[4], entre la durée du cycle lunaire et féminin. Cette métaphore permet de souligner l’aspect cyclique et naturel du cycle menstruel, mais dans le même temps elle véhicule l’idée que la femme est un être mystérieux. Cependant la comparaison avec la lune alimente l’idée que la femme est un être soumis par son corps à un déterminisme inquiétant. Elle semble « la proie des forces cosmiques qui règlent le destin des étoiles, des marées, dont les hommes subissent les radiations inquiétantes » (Beauvoir, 2018, t. I, p. 255).Cette analogie lunaire entretient également l’idée que la femme par son corps est plus proche de la « nature » (voir sur ce point les mouvements du « féminin sacré » par exemple[5]). Cette métaphore lunaire au fond renforce l’idée que la femme est cet Autre.

De manière imagée, les règles sont également abordées parfois comme le fait d’« avoir ses coquelicots ». On peut voir ici une référence implicite à la couleur rouge de la fleur, mais également à sa fragilité. D’autres périphrases évoquent la couleur des menstruations ; « écraser des tomates », avoir la « mer rouge ». La référence à la couleur rouge peut encore se voir dans l’expression « les Anglais débarquent »[6], qui s’est sans doute maintenue aujourd’hui du fait de l’évocation de l’ennemi déplaisant (Rey, 1991) et de sa dimension hyperbolique, qui peut prêter à sourire. D’autres parlent de leurs règles comme le fait d’« avoir ses ours », peut-être un rappel des clichés autour de la mauvaise humeur des femmes à ce moment de leur cycle. « Les chutes du Niagara » évoque le flot incontrôlable des menstruations. D’autres recourent à des expressions plus évasives encore : j’ai « mes affaires » (début XIXe), « j’ai mes choses », « mes trucs ». Le truc est justement dans le langage ce que l’on ne prend pas la peine de nommer, soit parce que l’on ne trouve pas le mot adéquat, soit parce qu’on ne veut pas le nommer et que l’on veut rester vague. Une expression encore plus étonnante est souvent employée pour désigner les règles : les « ragnagnas ». On peut entendre dans ce diminutif la mimique supposée de la femme qui a ses règles, qui selon les clichés menstruels geint et se traîne d’une humeur maussade.

Enfin, autre stratégie : ne pas même évoquer les règles, mais seulement l’état dans lequel nous sommes (« je me sens mal » ; « je suis indisposée », « j’ai mal au ventre »). Les mots pour dire les règles insistent cette fois sur l’état maladif et anormal de la femme. Être « in-disposé », c’est ne plus disposer de son corps, soit parce qu’on ne le contrôle plus, soit parce qu’il échoue à être notre moyen d’action sur le monde du fait de la douleur qui nous tiraille.

Dans la langue anglaise, on retrouve la même stratégie de contournement, dans une évocation de la couleur des règles (« tomato soup », « red tide », « Crimson Wave »), de leur fréquence (« monthly visitor »), et à travers l’usage d’expressions burlesques (« bloody Mary », « Shark week », « having the painter in »). On en parle aussi comme « the curse », la malédiction.

Toutes ces périphrases permettent d’éviter de parler directement des règles. C’est indiquer par là que les règles sont comme un tabou, au sens strict du terme. Les femmes ne sont plus considérées comme impures ou dotées de pouvoirs néfastes pendant leurs règles ; en revanche le mot pour les dire semble encore pénétré de la crainte menstruelle. La langue française propose deux termes plus classiques pour en parler : « les règles » évoque tantôt la contrainte, tantôt ce qui mesure et permet de déceler une régularité (Amir, 1993, p. 193). Le terme plus médical de « menstruations » insiste davantage sur la périodicité (mens,le mois, en latin).

2. Un discours médical technique et dépréciatif 

Le discours médical semble être une solution à cette gêne menstruelle, en permettant de comprendre le sens des règles et en les normalisant : elles ne sont plus comprises comme l’élimination d’un sang superflu et toxique (Le Naour, 2001) – il a fallu attendre le milieu du XXe siècle pour que l’on comprenne vraiment le lien entre menstruations et ovulation, ce qui change la manière de les percevoir.

Cependant, si le discours médical n’est pas accompagné d’un discours vécu, il peut augmenter la distance des femmes à l’égard de leur corps. L’utilisation d’un vocabulaire objectivant et technique pour décrire le phénomène des menstruations peut en effet contribuer à entretenir un sentiment d’aliénation. « Avoir ses règles, ce n’est pas assister à la desquamation de la paroi de l’utérus évacuée en un écoulement sanguin vaginal sous l’action de la chute du taux de progestérones et d’œstrogènes après la dégénérescence du corps jaune. Une telle définition, certes exacte, n’a d’intérêt que pour une connaissance théorique du corps de la femme » (Leborgne Lucas, 2021).

De manière plus problématique encore, le discours médical participe à une vision dépréciative du corps menstrué. Le cycle menstruel étant considéré comme orienté de manière téléologique à la production d’ovule, les règles sont par conséquent implicitement toujours un échec, un échec de fécondation.C’est ce que montre Emily Martin dans son ouvrage The Woman in the Body (1987). On peut à tire d’exemple lire dans un livre pour étudiants en médecine que « les menstruations sont l’utérus pleurant l’absence d’un bébé » (p. 45). Emily Martin montre ainsi que la médecine « promeut une vision des règles comme une (re)production ratée » (p. 105), comme déhiscence de la paroi de l’utérus en l’absence de fécondation. Or cette description des règles comme production ratée n’est pas inhérente au mécanisme lui-même : on pourrait très bien le décrire comme une « continuelle production et régénération » (p. 47), qui manifeste la possibilité de pouvoir être enceinte – et non comme une perpétuelle déchéance et défaillance qui manifeste un échec de grossesse. On pourrait même dire que « le but du cycle est la production du flot menstruel » (p. 53), et non son échec, pour celles qui ne veulent pas avoir présentement un enfant[7]. La connaissance scientifique fait ici écran avec l’expérience des menstruations en premières personnes, et participe à la dépréciation du corps de la femme.

3. Significations paradoxales des règles

Pourquoi nous est-il si difficile de parler des règles, ou d’en parler de manière positive ? C’est que la signification des règles est dans notre société paradoxale. Les règles sont d’un côté valorisées comme signe de maturité du corps, comme signe d’un corps sain, normal. Les règles sont souvent accueillies comme le fait de devenir femme – ce pourquoi l’absence, la non-régularité, le retard des règles inquiète. Cet écoulement est passage symbolique, signe de l’entrée dans la puberté. Mais là réside le paradoxe : « Ce par quoi on est désigné femme (tu es une femme maintenant) va être entaché de honte, de malaise, d’impureté dans l’esprit même des femmes »[8]. Le « mur de sang » infranchissable (Young, 2005, p. 124) qui se dresse alors entre la jeune fille et son enfance peut être traumatique et peut faire haïr la condition des femmes. « J’étais dégoûtée mais dégoûtée. Je m’en suis voulu d’être une fille » (Mardon, 2011, p. 37), avoue en ce sens une jeune fille à propos de ses premières règles. C’est que les règles sont perçues comme sales, répugnantes, indécentes même. Il faut les cacher et faire ne sorte que les autres ne soupçonnent pas même que nous ayons nos règles, à tel point que l’on peut parler de dissimulation du corps menstruel dans notre société, participant à faire de la honte un sentiment genré et « un véritable mode d’être-au-monde » (Froidevaux-Metterie, 2019, p. 50).

Si les règles nous font tant horreur c’est qu’elles sont vues dans notre culture occidentale comme menaçant notre identité de l’intérieur[9]. La femme par ses écoulements sanguins apparaît comme le corps changeant, instable, menacé en permanence d’une dissolution totale. La certitude que les règles sentent mauvais augmente également la révulsion pour le corps menstruel. Les produits hygiéniques parfumés qui « neutralise[nt] les odeurs au lieu de simplement les masquer » (Always, technologie OutdoorLock), entretiennent le préjugé de la mauvaise odeur des règles. Ils rappellent à la femme que l’« odeur face et croupie qui monte d’elle-même – odeur de marécage, de violettes fanées » (Beauvoir, 2018, p. 70), doit être masquée[10]. En réalité, sauf maladies comme la vaginose, le sang menstruel n’est pas malodorant, et la croyance collective qu’il sent mauvais reflète plus notre dégoût du sang menstruel qu’une réalité olfactive, ou notre dégoût pour le corps (féminin ?). Il reflète au fond que nous sommes dans une « culture de la phobie du corps [somatophobia] qui considère le processus menstruel sale et effrayant » (Iris Young, 2005, p. 112). Le sang a bien une odeur, comme tout ce qui relève du corps, mais comme le souligne Elise Thiébaut (2017), « je n’ai jamais réussi à me détester suffisamment pour lui trouver des relents marécageux ».

II. Vers une nouvelle signification des règles ?    

1. Contraceptions hormonales : Les règles obsolètes ?

Les contraceptions modernes entraînent par leur efficacité et leur utilisation massive par les femmes une rupture radicale dans la signification des règles. Les règles sont souvent moins intenses et moins douloureuses sous contraceptions hormonales, atténuant par là la « malédiction » menstruelle dont parlait Simone de Beauvoir[11] – même si deux femmes sur cinq souffrent encore de leurs règles sous une telle contraception[12]. Mais ce qui change de manière plus radicale encore avec les contraceptions hormonales, c’est que les règles ne sont plus d’origine physiologique, mais sont provoquées artificiellement, par l’arrêt de la prise du contraceptif. Le sens des règles est alors complètement changé : elles ne sont plus la fin d’un cycle ovulatoire, puisque justement il n’y a pas ovulation sous contraception hormonale. Ces imitations de règles ont un pouvoir rassurant, donnant l’impression que le corps menstrue – deux femmes sur trois sous contraception hormonale pensent d’ailleurs avoir un cycle naturel, puisque les saignements menstruels sont toujours bien visibles (Winckler, 2008). Ces règles artificielles sont pour certaines importantes en tant que signe que le corps est toujours un corps de femme, et que la grossesse, si elle est pour le moment non désirée, est possible. Au fond, ces saignements menstruels, non nécessaires puisqu’ils sont provoqués artificiellement, indiquent que le corps de femme qui ne menstrue pas inquiète toujours, et est vu comme anormal[13]. « Je trouve ça bizarre quand même de ne plus avoir mes règles, je ne sais pas si c’est vraiment sain et sans danger »[14], témoigne Pauline. Comme si les règles étaient tellement liées à la définition que l’on se fait de la femme qu’il serait impossible pour les femmes de les éviter. « Suite à la pose d’un implant contraceptif, je n’ai plus eu de règles pendant cinq ans. J’ai fini par ne plus me sentir “normale”, ne plus me sentir femme face au fait de ne plus avoir de cycle », constate Manon[15]. Renoncer aux règles, même si elles sont artificielles, génère une angoisse, celle d’avoir modifié son corps, et d’avoir en quelque sorte un corps neutre.

Puisque les règles sous contraception hormonales ne sont plus qu’un symbole, et non la fin d’un cycle ovulatoire signe de la potentialité de la grossesse, il est tout à fait possible de s’en passer : il suffit pour cela de prendre les contraceptifs hormonaux sans interruption. Les femmes peuvent désormais décider de s’affranchir de ce qui apparaissait jusque-là comme essentiel à l’existence féminine. La fin des règles est donc un pas de plus dans la libération à l’égard des contraintes imposées au corps féminin, mais il faut pour cela renoncer aux symboles associés aux règles, ce que peu osent encore faire aujourd’hui (seule 6% des femmes de plus de 18 ans en âge de procréer ont déjà supprimé leur règles un an ou plus) (Lorriaux, 2020).

Ce changement de la signification des règles, s’il est une libération pour les femmes sur le plan sexuel comme pour le confort de vie, n’est cependant pas sans ambivalence. Pour s’affranchir des menstruations, il faut soumettre son corps à la chimie d’hormones artificiellement introduites dans le corps. Avant le XXe siècle, « les femmes passaient une grande partie de leur vie enceinte ou allaitante […]. Aujourd’hui, nous passons une large part de la nôtre à prendre une contraception » (Blézat, 2020, p. 174). La libération de la femme par la contraception entraîne par conséquent la médicalisation accrue du corps de la femme. « L’avènement du corps (féminin) hormonal a ouvert aux gynécologues un espace d’intervention concernant potentiellement toutes les femmes, hors de toute pathologie et à tous les âges dès la puberté, et aux laboratoires pharmaceutiques une source inépuisable de bénéfices » (Vuille, 2016, p 283). Cette libération à l’égard des menstruations peut aussi cacher un échec de libération de la société : l’arrêt des règles peut être un moyen insidieux de pousser plus loin la soumission du corps de la femme aux normes du propre et du normal que la société masculine a défini. Le risque est de supprimer le corps menstrué plutôt que de faire voler en éclat le tabou, de faire disparaître le sang menstruel qui gêne tant, plutôt que d’accepter d’avoir une tache sur le pantalon et faire l’amour lors de ses règles.

2. « Proud to bleed » : Saigner avec fierté

Le féminisme universaliste, attaché à montrer la part de construction sociale au fondement de la différence des sexes, évacue progressivement ce qui relève de la matérialité du corps des femmes (Knibiehler, 2007). La question des menstruations est quelque peu délaissée, témoignant de progressive disparition « du sujet féminin dans sa dimension génitale » (Froidevaux-Metterie, 2019, p. 23), du fait d’une « assimilation durable entre corporéité féminine et aliénation » (p. 24). Dans les années 1980, la philosophe américaine Iris Young dessine une autre voix possible en proposant une approche phénoménologique des menstruations. Elle ouvre ainsi la possibilité d’une réflexion sur la spécificité du corps féminin, sans verser dans l’essentialisme, se contentant de décrire comment le corps et la culture impactent l’être-au-monde des femmes. Ses travaux sont prolongés par ceux d’autres féministes anglo-saxonnes comme Sophie Laws, Emilie Martin, Imogen Tyler, Elizabeth A. Kissling. Le féminisme s’approprie progressivement la question des menstruations et mène à ce qu’on pourrait appeler avec Camille Froideveaux-Metterie le « tournant intime » du féminisme. L’étude phénoménologique des règles permet de faire de cet écoulement cyclique un « emblème de l’expérience particulière que les femmes ont du monde » (Martin, 1987, p. 111). On peut même aller jusqu’à dire que « les menstruations peuvent provoquer une nouvelle attention au corps, un renouvellement de l’être-au-monde et un retour sur soi » propre aux femmes ayant leurs règles (Leborgne Lucas, 2021).

On assiste ainsi à une progressive réappropriation de la signification des règles, par des revendications artistiques, politiques et sociales. Le thème de la précarité menstruelle passe ainsi sur le devant de la scène politique (depuis le 1er janvier 2016, la taxe sur les protections périodiques est ainsi passée de 20 à 5,5 % en France). La libération de la parole sur les règles favorise également une meilleure considération par les médecins des problèmes qui peuvent en découler. La prise en compte récente de l’endométriose[16] en est un signe : on accepte de parler des règles, et on commence à ne plus considérer que souffrir en silence est la seule solution aux douleurs de règles, allant contre l’idée très présente dans « l’inconscient collectif, [qu’]il est normal que les femmes souffrent pendant leurs règles » (Canis, 2005). Des collectifs s’organisent pour contraindre les fabricants de produits hygiéniques à plus de transparence sur les composants de leurs produits, suite à des scandales de choc toxiques[17]. Même les publicités abordent les menstruations de manière moins épurée et abstraites : on voit apparaître pour la première fois des représentations du sang menstruel dans une publicité en 2015, et le corps de la femme y est présenté de manière plus réaliste, et non pas en train de faire du sport ou de s’éclater en boîte de nuit (Cenard, 2019). Les menstruations sont présentées comme davantage normales, bien qu’il puisse aussi s’agir d’une vitrine féministe à des fins commerciales (on parle alors de Femvertising, Iqbal, 2015).

Le chemin est cependant encore long pour que nous soyons « fières de saigner » (Proud to bleed).Pour que la honte des règles se dissipe, il ne suffit pas d’inventer une nouvelle protection périodique encore plus invisible, ou développer un nouvel anti-douleur. Il faut que soit reconnu comme normal de saigner chaque mois : « le corps normal, le corps par défaut, le corps que tout le monde est supposé avoir, n’est pas un corps saignant du vagin » (Young, p. 106).

L’« étiquette menstruelle » qui encourage la dissimulation du corps menstruel et augmente la honte de ce corps se fissure ainsi depuis une dizaine d’années. On assiste à un vaste mouvement où les femmes sont invitées à « menstruer à voix haute » (Bleeding out loud), pour reprendre l’expression de Elizabeth Kissling (1996). Des manifestations autour du slogan « proud to bleed » ont vu le jour pour libérer la parole sur les règles, et une journée mondiale de l’hygiène menstruelle le 28 mai 2014. En 2017, des étudiants ont collé des serviettes hygiéniques sur un mur du campus de l’université de Delhi (Inde) avec ce slogan : « saigner sans peur ». Dans son poème « Saigner sans violence », Aranya Johar, figure de proue du féminisme en Inde, se révolte contre l’impératif de dissimulation qui force les femmes à mille ruses pour cacher leurs règles : « vous n’avez pas le droit de me dire que je devrais être gênée […]. Nous pourrions vivre dans un monde où l’on nous apprend à saigner avec fierté, dans un monde où une chose si ordinaire et naturelle ne nous force pas à nous cacher, dans un monde où nous célèbre le seul sang qui coule sans violence »[18].

À côté de cette libération de la parole, on assiste à un mouvement de monstration du sang menstruel. En 1971, Judy Chicago réalise une lithographie intitulée Red Flag,qui n’est pas sans rappeler L’origine du monde, de Gustave Courbet, si ce n’est ce tampon maculé de sang qui en sort. Un an plus tard, elle met en scène l’envers du décor des règles avec Menstruation bathroom. Vanessa Tiegs dessine entre 2000 et 2003 une série de 88 peintures qu’elle intitule « Menstrala » : des mandalas faits de menstruations. Elle parvient dans la mise en scène du sang menstruel à en montrer la poésie et la beauté, invitant à une forme de contemplation de la signification des menstruations. En 2014, Marianne Rosenstiehl présente une série de 24 photos où des femmes ordinaires sont montrées comme des corps menstrués, laissant voir un sang qui coule de manière discrète et silencieuse[19]. Rupi Kaur (2014), commentant l’indignation causée par ses clichés qui laissent voir du sang menstruel, observe qu’« il est apparemment indécent de ma part de mentionner mes règles en public, car la biologie concrète de mon corps est trop réelle, […]sa nature est vue comme laide ». On ne compte plus aujourd’hui les invitations, sur les divers réseaux sociaux, à montrer le sang menstruel[20] comme le « #çavasaigner », ou encore « #RespectezNosRègles ». L’artiste Paola Daniele, dans ses performances « Hic est sanguis meus », pousse jusqu’au bout la désacralisation des menstruations.

Être « fière de saigner », ce n’est pas enfermer les femmes dans un destin menstruel, mais seulement ne plus faire de la situation que peuvent vivre les femmes une malédiction ou une source d’aliénation ou d’infériorisation.

Pour citer cette notice:

Lucas, Marie Leborgne : « Les règles. Sens et significations ». Dictionnaire du genre en traduction / Dictionary of Gender in Translation / Diccionario del género en traducción. ISSN: 2967-3623. Mis en ligne le 6 Juillet 2022: https://worldgender.cnrs.fr/notices/les-regles-sens-et-significations/

Références

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Blézat, Mathilde (dir.) (2020), Notre corps, nous-mêmes, Marseille, Hors d’Atteinte, coll. « Faits et idées ».

Canis, Michel (2020), Les Idées reçues sur l’endométriose, Paris, Cavalier Bleu.

Cenard, Chloé (2019), La représentation des règles dans la publicité française, mémoire de master, Université de Bologne (Italie), Département Médias numérique et genre.

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Lorriaux, Aude (2020), « Arrêter les règles : Peut-on se passer des saignements sous pilule sans danger ? », 20 minutes, enquête en partenariat avec l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) :

<https://www.20minutes.fr/sante/2728951-20200602-arreter-regles-peut-passer-saignements-sous-pilule-danger>.

Mardon, Aurelia (2011), Honte et dégoût dans la fabrication du féminin. L’apparition des menstrues, Paris, PUF, coll. « Ethnologie française ».

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Winckler, Martin (2008), Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les règles sans jamais avoir osé le demandé,Paris, Fleurus.

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Notes

[1] Voir les travaux du Docteur Bela Schick sur les ménotoxines (Vienne, 1920), « qui vient donner une justification médicale au prétendu pouvoir néfaste de la femme indisposée » (Le Naour, 2001, §7).

[2] L’ovulation n’est découverte qu’au milieu du XIXe siècle, mais si l’on comprend alors qu’il y a un lien avec les règles, au début du XXe siècle on ne sait pas encore qui est cause et conséquence. Voir Le Naour (2001).

[3] Selon un sondage réalisé par SCA, Hygiene Matters 2016,7 femmes sur 10 n’ont jamais parlé de leurs règles avec leur partenaire masculin, et 18% n’en ont jamais parlé à personne. Sondage mené sur un échantillon de 12.000 personnes dans 12 pays différents : http://reports.essity.com/2016-17/hygiene-matters-report/hygiene-matters-survey-2016-17.html.

[4] Voir Aristote, Histoire des animaux, Livre VII, ch. 2.

[5] La notion de « féminin sacré » renvoie à des courants qui encouragent les femmes à se « connecter à leur essence », à renouer par leur corps avec la femme originelle, plus proche de la nature et du cosmos (Caroline Michel, « Le Féminin sacré », Au Féminin, 27/07/2020).

[6] Cette expression serait une référence à l’uniforme rouge des troupes anglaises occupants Paris de 1815 à 1820. Voir sur ce point Duneton (2016).

[7] Pour une analyse plus détaillée des menstruations comme « production ratée » dans le discours médical, lire Leborgne Lucas (2021).

[8] Angèle Marrey, Justine Courtot et Myriam Attia, 28 jours (film documentaire), 2018.

[9] Le sang menstruel « représente le danger venant de l’intérieur de l’identité (sociale ou sexuelle) » (Kristeva, 1980, p. 11).

[10] On peut parler à ce propos de « marketing de la honte », dans la mesure où les produits d’hygiène menstruelle entretiennent la peur et l’angoisse de dégager une odeur, pour ensuite en vendre le remède.

[11] Une étude suisse de 2014 indique de 40% des femmes souffrant de dysménorrhée recourent à la pilule pour atténuer la douleur des règles. Voir Graz, Bertrand et al. (2014).

[12] Voir le sondage YouGovRealTime pour 20 minutes réalisée du 30 septembre au 9 octobre 2019, auprès de 2.104 femmes, où il est montré que 29% des femmes qui prennent une contraception hormonale ont des règles assez douloureuses, et 8% très douloureuses : https://www.20minutes.fr/sante/2730883-20200602-arreter-regles-pourquoi-femmes-saignent-elles-encore

[13] À ce jour il n’a pas été montré que la prise de la contraception hormonale soit plus nocive pour les femmes que la contraception avec interruption de sept jours. La Faculty of sexual and reproductive healthcare (FSRH), au Royaume-Uni, affirme même qu’il n’y a « aucun bénéfice en termes de santé à la pause de sept jours sans hormones ». Propos cités par Aude Lorriaux, « Arrêter les règles : Peut-on se passer des saignements sous pilule sans danger ? », dans le cadre de l’enquête réalisée par 20 minutes (2020).

[14] Pauline, interrogée par Julie Ancian et Aude Lorriaux (20 minutes, 2020).

[15] Interrogée par Julie Ancian et Aude Lorriaux (20 minutes, 2020).

[16] L’endométriose est une maladie qui touche 1 femme sur 10 en âge. L’endomètre normalement évacué lors des règles se développe en dehors de l’utérus, et provoque des lésions sur d’autres organes et des kystes. Voir l’article « Qu’est-ce que l’endométriose », EndoFrance. L’endométriose est « diagnostiquée, souvent par hasard, après un retard moyen de sept années » peut-on y lire encore.

[17] Voir sur ce point le documentaire de Audrey Gloaguen, Tampon, notre ennemi intime (2017).

[18] Aranya Johar, To Bleed without violence, slam pour la journée mondiale de l’hygiène menstruelle, 2017. C’est moi qui traduis.

[19] Voir l’exposition « The Curse », Marianne Rosenstiehl, Galerie Petit Espace, Paris, 2014.

[20] https://www.terrafemina.com/article/regles-12-influenceuses-devoilent-le-sang-de-leurs-menstruations-sur-instagram_a350567/1


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