LES MOTS TORDUS DE PEDRO LEMEBEL : TENGO MIEDO TORERO / JE TREMBLE, Ô MATADOR

De l’auteur chilien Pedro Lemebel (1952-2015), les lecteur.ices français.es ne connaissent qu’un roman, Tengo miedo torero, publié en 2001 au Chili puis en 2004 en France. C’est fort peu. À peine peut-on se rabattre sur les publications en ligne (partielles) de son poème queer désormais célèbre, « Manifiesto (Hablo por mi diferencia) ». C’était d’autant plus dommage que l’écriture romanesque de Lemebel ne constitue qu’une part pour le moins mineure de sa production littéraire – sans parler de sa production artistique au sein du collectif Las Yeguas del Apocalipsis (Les Juments de l’Apocalypse). Lemebel est surtout connu au Chili et dans le monde hispanophone pour ses Chroniques, publiées dans la presse dès 1991 puis sous forme de livre en 1995 dont on peut citer les titres suivants : Loco afán: Crónicas del sidario (1996), De perlas y cicatrices (1998) ou encore Zanjón de la Aguada (2003). Aussi le public français n’a-t-il qu’une vision étroite de cet auteur dont la popularité ne cesse de croître – il suffit pour s’en convaincre de lire les articles parus depuis sa mort en 2015 dont la tribune de Paul B. Preciado dans le journal Libération « Pedro Lemebel, ton âme ne lâchera jamais », et reprise dans le recueil Un appartement sur Uranus, est en France le plus notable. Du reste, plusieurs documentaires – Lemebel de Joanna Reposi Garibaldi ou encore de Pedro Lemebel: Corazón en Fuga de Verónica Qüense – et un film – Tengo miedo torero, adapté de son roman éponyme par le réalisateur chilien Rodrigo Sepúlveda – ont été réalisés bien qu’ils peinent encore, sur le territoire français, à obtenir une exploitation. Bien sûr la difficulté pour l’œuvre lemebelienne de trouver un espace éditorial en France s’explique entre autres par une politique des maisons d’édition centrée sur le marché romanesque. On peut cependant s’interroger sur une possible transposition francophone de l’écriture queer lemebelienne dont la richesse sémantique et l’inventivité grammaticale peuvent poser de sérieux problèmes de traduction – c’est ce que nous aborderons dans un premier temps. De fait, Lemebel, auteur et militant travesti homosexuel, incarne à merveille les possibilités d’une écriture queer. La lecture de son seul roman suffirait à convaincre de l’émergence d’une tierce écriture dans le panorama littéraire international. Comme s’il s’agissait de débinariser la langue, de plier la syntaxe à l’explosion du schéma cisgenre et patriarcal, l’écriture lemebelienne semble ouvrir une nouvelle voie tout en s’inscrivant parfaitement dans une certaine tradition trans-pédé-gouine française, comme nous tâcherons de le prouver dans un second temps.

On l’a dit, les lecteur.ices français.e.s ne connaissent de l’œuvre de Pedro Lemebel qu’un roman, Tengo miedo torero. Or, si toute transposition d’une langue à l’autre n’est jamais sans poser problème, c’est d’autant plus évident pour un texte dont le personnage central est un.e héros.ïne queer emportant avec lui.elle son flot de lexiques issus des minorités sexuelles, sa pléthore de vocables empruntés à un contexte politico-culturel très spécifique. De sorte que mettre en vis-à-vis le texte original de Lemebel et la très respectable traduction d’Alexandra Carrasco fait apparaître des écarts et des dissonances particulièrement intéressantes pour l’analyse des vocabulaires queer français et chilien. Si la transposition en français par Alexandra Carrasco colle au plus près du texte original, certaines expressions, certains idiolectes, nécessitent l’emploi d’équivalents francophones plus ou moins heureux. Sans même parler des particularités grammaticales espagnoles dont l’ellipse pronominale est sans doute, dans le cas qui nous occupe, le plus notable. De fait, si l’espagnol peut se passer des pronoms, et conséquemment des genres, le français en est quasiment incapable. On peut répartir en trois grands groupes les lexiques employés par Lemebel pour désigner son personnage principal que seule une périphrase, la Loca del Frente”, permet de mentionner : les termes taxonomiques, les insultes et les tropes (ou inventions lexicales) propres à Lemebel. Les termes taxonomiques sont rares : il s’agit de sortir des catégorisations clivantes, binarisâtes et réductrices dans lesquelles la société moderne enclave les identités sexuelles minorisées. On en relève deux : “travesti” et “homosexual”. Force est d’abord de rappeler que le concept de « travesti » n’a pas le même sens en France qu’en Amérique Latine. Profondément marqué par la littérature psychanalytique, tant dans ses apports freudiens que lacaniens, le terme français de « travesti » désignerait plutôt le type de l’hétérosexuel fétichiste exprimant dans le travestissement temporaire, pulsionnel, une homosexualité refoulée et/ou l’absence de déphallicisation de la figure maternelle. Si l’Amérique Latine n’a pas été épargnée par la lecture freudienne de l’acte de travestissement, le terme a conservé un sème carnavalesque – affaibli en français – pour désigner un personnage exprimant un genre autre que celui socialement attendu. On dénombre cinq occurrences du terme « travesti » dont trois sous une forme adjectivale, comme ici cette hypallage :

…l’air carnavalisé par son geste travesti (p. 37)

…el aire carnavalizado por su gesto travesti. (p. 39)

Quant au terme « homosexuel », il intervient le plus souvent dans les jugements des personnages sur la Folle d’en face. C’est Pinochet d’abord qui l’apercevant de loin avec Carlos s’exclame :

C’étaient des homosexuels, un couple d’homosexuels. (p. 46)

Eran homosexuales, mujer, dos homosexuales. (p. 48)

Ce sont encore des commères, ses voisines, qui le désignent ainsi :

J’ai vu cet homosexuel ouvrir la porte à tous ces garçons après le couvre-feu. (p. 157)

Yo vi a ese homosexual cuando les abría la puerta en el toque de queda a tantos muchachos. (p. 180)

Les injures nécessitent davantage de flexibilité de la part de la traductrice. Elles proviennent souvent d’un détournement lexical ou d’un usage argotique. Chez Lemebel, l’insulte sert à désigner le personnage. L’enjeu est celui d’une réappropriation. La Folle resignifie l’injure. Dès lors, la nomination, d’abord stigmatisante, se fait encapacitante. A ce jeu, le mot « maricón » est le grand gagnant. Alexandra Carrasco le traduit au choix par « pédé » ou « tapette », comme dans cette accumulation qui scande l’injure pour mieux manifester le passage de la honte à l’orgueil, du stigmate à l’identité encapacitante :

… pédé solitaire, pédé assoiffé de « baisers sorciers », pédé drogué par le toucher imaginaire, d’une main cerf-volant effleurant le ciel trouble de la chair, pédé infiniment prisonnier de sa cage de lépreuse tapette, pédé rococo attrapé dans sa mélancolique toile d’araignée de frisettes et d’artifices, pédé chichiteux, emmêlé, pris dans les fils de sa propre trame. (p. 37)

…maricón solo, el maricón hambriento de “besos brujos”, el maricón drogado por e1 tacto imaginario de una mano volantín rozando el cielo turbio de su carne, el maricón ínfimamente preso por la lepra coliflora de su jaula, el maricón trululú, atrapado en su telaraña  melancolía de rizos y embelecos, el maricón rififí, entretejido, hilvanado en los pespuntes de su propia trama. (p. 38)

Cette anaphore montre bien la façon dont procède Lemebel pour resignifier un terme à l’origine injurieux et stigmatisant : son itération anaphorique suivie de formules métaphoriques lyriques (« une main cerf-volant ; etc. ») permet d’annuler dans le mot l’injure contenue, de le revitaliser en lui insufflant une signification nouvelle. C’est ce qu’explique Butler dans Le Pouvoir des mots :

Reprendre le nom que l’on vous donne, ce n’est pas se soumettre à une autorité préexistante, car le nom est ainsi déjà arraché au contexte qu’il avait auparavant, et prend place dans un travail de redéfinition de soi. Le mot injurieux devient un instrument de résistance au sein d’un redéploiement qui détruit le territoire dans lequel il opérait auparavant. (p. 252)

C’est donc par l’itération de l’insulte, par son ancrage dans une langue poétique, lyricisée, que Lemebel parvient à détourner l’injure et la brandir comme étendard identitaire. C’est aussi ce qu’il fait du mot « Folle » (Loca) dont il serait vain de faire le décompte dans la mesure où le principal protagoniste n’est mentionné qu’au moyen de la périphrase de la « Loca del Frente ». Si Lemebel utilise une injure pour identifier son personnage c’est à la fois pour le marquer du stigmate social qui la définit aux yeux de tou.te.s et pour lui permettre de resémantiser l’injure au point de le refondre en une identité politique. Contentons-nous d’ajouter aux techniques d’itération et de lyricisation celle du détournement grammatical qui est l’un des traits stylistiques marquants de l’auteur. Comme pour mieux queeriser son écriture, pour mieux tordre la syntaxe et tendre au monde le miroir du travesti, Lemebel se joue des classes grammaticales, subjectivise les adjectifs, adjectivise les substantifs. Ainsi, dans ces deux expressions : « clima maricón » (p. 58) et « risas maricones » (p. 66) qu’Alexandra Carrasco traduit à tort par « ce temps de pédé » (p. 55) puis « leur rire de tapette » (p. 61) ; à tort car la traduction corrige l’original et ne laisse pas entendre la légère dissonance du détournement grammatical : « ce temps pédé », « leur rire pédés/tapettes ». On peut parler ici de métaphore maxima, soit l’apposition de deux substantifs sans mots de liaison : « su estambre coliflor » (p. 104) que la traductrice rend intelligemment par « son étamine tapette » (p. 95). Coliflor, maricón, mariflor, autant de mots qu’Alexandre Carrasco traduit par « pédé » ou « tapette ». On voit bien qu’il faudrait à l’écriture queer une traduction tout aussi queer. Cela permettrait d’offrir aux lecteurs.rices français.e.s la richesse des inventions verbales de Lemebel comme ces « gruesas ancas de yegua coliflor » (p. 22) dont l’adaptation française donne : « ses larges hanches de jument tapette » (p. 22) sans en faire entendre la spécificité (coliflor), en le confondant par la même traduction avec « maricón ». Ce que la traductrice fait ailleurs en donnant « pédale chou-fleur bleu » en guise de traduction à l’expression métaphoriqueer « brócoli mariflor » (p. 22). Il serait impossible sans note de bas de page de faire comprendre que la métaphore légumière dérive logiquement de l’insulte usuelle « coliflor »permettant à Lemebel de forger cette expression tordue et poétique de « brócoli mariflor » pour désigner la Loca et, à travers elle, tous les travestis, transgenres et homosexuels féminisés dont l’auteur rend ici un hommage sensible et épique.

Il n’en reste pas moins que l’œuvre romanesque lemebelienne, malgré ses particularités, entre en résonnance avec une certaine tradition de la littérature trans-pédé-gouine française ou nord-américaine ; sinon en résonnance, du moins en contradiction. Il est inévitable de penser à Genet et aux diverses représentations qu’il donne des personnages travestis (la Divine de Notre-Dame-des-Fleurs) ou homosexuels (le narrateur Jean de nombreux romans). Il est difficile de savoir si la « Folle d’en face » de Lemebel s’inspire de Divine. D’évidents traits communs les font du moins se rejoindre dans une sororité littéraire trans. Ce sont toutes les deux des « Folles » déjà âgées que les signes du vieillissement n’épargnent pas. Chauves, ridées, édentées, elles mettent en scène un corps tordu que seul le maquillage et l’accessoirisation viennent esthétiser. De Divine, on mentionne « la peau trop blanche et sèche, la maigreur, les cavités des yeux, les rides poudrées, les cheveux collés, les dents d’or » (Genet, 1976, p. 157). On connait aussi cette scène illustre où le travesti de Montmartre se couronne de ses dents artificielles, pour mieux devenir, enfin, la « Queen » absolue :

De sa bouche ouverte, elle arrache son dentier, le pose sur son crâne et, le cœur dans la gorge mais victorieuse, elle s’écrie d’une voix changée, et les lèvres rentrées dans la bouche : – Eh bien, merde, mesdames, je serai reine quand même. (p. 211)

Le narrateur lemebelien met en scène le même corps décharné et souligne chez son personnage les « gencives dégarnies » (p. 50) (« encías despobladas », p. 53). Plus loin, les lèvres de la Folle s’avèrent « froncées à cause de l’absence de son dentier » (p. 108) (« con los labios fruncidos por la ausencia de la placa dental », p. 121). Les corps de Divine et de la « Folle d’en face » possèdent trop de traits communs pour ne pas appartenir à la même tradition romanesque moderne du travesti. La bouche amollie par l’absence de dent figure sur le visage du travesti un vagin subliminal, un sexe fantasmatique. C’est aussi une certaine morbidité queer qui est exprimée par ces corps décidément tordus. Lemebel, dont on sait l’engagement pour les malades du sida, et Genet, alors en pleine occupation nazie, ne peuvent qu’inscrire leur personnage dans une perspective morbide, doloriste : l’identité queer est proprement invivable. Mais la grande différence entre Lemebel et Genet se situe dans la finalité qu’ils offrent à la destinée de leur personnage. La « Folle d’en face » ne connait pas le destin tragique de Divine. Lemebel confère à la destinée de la Folle une autre ampleur : l’empowerment par l’action politique. La figure de l’homosexuel lemebelien diverge aussi des représentations occidentales viriles telles qu’on peut les retrouver par exemple chez Guillaume Dustan – encore que les signifiants de la féminité demeurent accolés au narrateur de romans tels que Dans ma chambre (1996). De fait, Pedro Lemebel en mettant en scène le personnage d’une folle héroïsée s’oppose implicitement aux représentations queer américaines rendues hégémoniques dans les années 80. D’autant que le travesti du roman n’est pas un petit-bourgeois blanc mais un personnage racisé issu des classes populaires de Santiago. Le narrateur insiste sur sa pauvreté (logement miteux, travaux de couture, prostitution) et ses « traits basanés » (p. 84). En somme, il conteste l’hyper-virilisme d’une homosexualité importée des États-Unis (registre cuir, t-shirt blanc, cheveux courts et moustache). Jouer la virilité revient pour lui à se satisfaire du binarisme et de l’hégémonie masculine tandis que privilégier une forme de follosophie radicale et militante permettrait de les remettre en cause, de les déjouer. Comme l’explique Diana Palaversich :

He completely rejects North American and Western European theorists’ reading of the masculinization of the homosexual as a subversive reconstruction of a new, ironic gay masculinity (Palaversich, 2002, p. 103).

Ainsi le personnage de la « Folle d’en face » est pensé et construit en contradiction avec les modèles dominants des représentations des masculinités homosexuelles. Chez Lemebel, la pensée queer a partie liée avec le care (le travesti est une mère pour le résistant), la classe (une prolétareine) et la race (elle est métissée, basanée). La Folle incarne toutes les figures sexuelles minoritaires défendues par Lemebel dans ses Chroniques : pauvres, exubérantes, féminines, militantes, racisées. L’auteur partage du reste avec sa création de nombreux traits et caractéristiques, lui qui se déclarait « homosexuel, pauvre, indien et mal habillé » (Iñiguez, 1996, p. 42).

Pour citer cette notice

Frezzato, Romain: “Les mots tordus de Pedro Lemebel : Tengo miedo torero / Je tremble, ô Matador”. Dictionnaire du genre en traduction / Dictionary of Gender in Translation / Diccionario del género en traducción. ISSN: 2967-3623. Mis en ligne le 04 novembre 2021: https://worldgender.cnrs.fr/les-mots-tordus-de-pedro-lemebel–tengo-miedo-torero-je-tremble-o-matador/

Références

Butler, Judith (1990), Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du sexe, trad. Charlotte Nordmann, Éditions Amsterdam, Paris.

Butler, Judith (2004), Le Pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, trad. Charlotte Nordmann & J. Vidal, Éditions Amsterdam, Paris.

Carvajal, Fernanda (2017), « Les traces de Pedro LEMEBEL », in Politiques de la nuit, Cultures & Conflits, printemps/été 2017, mis en ligne le 15 juillet 2017, consulté le 20 juin 2019. URL : http://conflits.revues.org/19500.

Dustan, Guillaume (1996), Dans ma chambre, P.O.L., Paris.

Genet, Jean (1976), Notre-Dame-des-Fleurs, Folio, Paris.

Iñiguez, Ignacio (1996), « Pecar por ser diferente », La Nación, p. 42-43.

Lemebel, Pedro (2001), Tengo miedo torero, Seix Barral, Santiago de Chile.

Lemebel, Pedro (2004), Je tremble, ô Matador, trad. Alexandra Carrasco, Denoël, Paris.

López-García, Isabelle (2007), La Question du genre dans les chroniques de Pedro Lemebel. Thèse de doctorat, Études romanes, Université Paris-Sorbonne.

Navavarrete Higuera, Carolina (2015), La Construction des subjectivités dans les chroniques de Lemebel. Thèse de Doctorat, Études ibériques et méditerranéennes, Spécialité Espagnol, Université Lumière Lyon 2.

Palaversich, Diana (2002), « The Wounded Body of Proletarian Homosexuality in Pedro Lemebel’s Loco afán », Latin American Perspectives, 29 (2), p. 99-118.


ÉTIQUETTES

écriture queer, genre, roman, travestissement