L’ÉCOFÉMINISME EN AMÉRIQUE LATINE

L’écoféminisme est un courant holistique remontant aux années 1970, dont les contours restent encore à définir en Amérique latine. Il s’y est construit en réponse à ce qui est perçu comme une série de menaces résultant du développement du capitalisme dans un monde globalisé et, en particulier, en réaction aux effets des activités dites extractivistes, définies comme destructrices de la planète et de l’humanité. À cet égard, l’écoféminisme en Amérique latine rejoint les autres courants écoféministes dans le monde, car, au-delà des actions protéiformes qui s’en inspirent, il s’y présente également comme une réflexion sur les causes profondes des problèmes environnementaux, comprises comme les racines des inégalités de genre, mais aussi des inégalités sociales et raciales.

La genèse de l’écoféminisme

Le terme « écoféminisme » est forgé en 1974 par la féministe française Françoise d’Eaubonne, qui établit un parallèle entre les femmes et la nature dans son essai Le Féminisme ou la mort. L’identification femme/nature n’est pas nouvelle ; elle remonte aux origines de la culture occidentale, comme en témoigne la Gaïa de la mythologie grecque. Mais F. d’Eaubonne est la première à mobiliser le terme « écoféminisme » avec une finalité politique et sociale. Revenons brièvement sur l’acception donnée à ce terme, car elle permet de comprendre son succès en Amérique latine, où elle résonne avec certains traits et principes des cosmogonies autochtones, à l’instar de la Pachamama andine. En raison de son rythme cyclique et de sa capacité à se renouveler en (re)donnant la vie, la nature a traditionnellement été associée à une Terre nourricière dotée de caractères maternels : elle est définie comme la force créatrice de toutes les formes de vie existant sur la planète. D’Eaubonne voit là la capacité des femmes à agir et à prendre la tête d’une révolution féministe qui doit aussi et nécessairement être une révolution écologique. En d’autres termes, redéfinir les relations et interactions de genre, c’est aussi réorienter les relations et interactions des humains avec l’environnement. Car d’Eaubonne observe des liens directs entre la domination patriarcale exercée sur les femmes et la domination des humains sur la nature : ces deux formes de domination n’en feraient en réalité qu’une, car elles relèveraient d’une même dynamique patriarcale de l’agression et de la violence, qui serait à l’origine de la crise écologique, crise que d’Eaubonne rapproche, en 1974, des phénomènes de surpopulation. Le terme « écoféminisme », quoique forgé en France, y connaît un succès limité. Cependant, il trouve dès les années 1970 un écho favorable parmi certains mouvements féministes anglo-saxons, mais aussi dans les pays dits du Sud, comme en témoignent les travaux de Vandana Shiva en Inde et d’Ivone Gebara au Brésil.

L’approche écoféministe y gagne en effet en influence dans un contexte où la publication du rapport Meadows du Club de Rome en 1972 souligne les effets destructeurs sur l’environnement de la croissance économique et de la pression démographique, alors que se poursuit la course à l’armement de la Guerre froide. Il nous semble que les positions écoféministes, toutes tendances confondues, ont en commun le sentiment d’une urgence face à laquelle réagir impérativement afin d’éviter une destruction irrévocable. En témoigne particulièrement le cas étasunien, bien que ce sentiment d’urgence soit aussi très présent en Amérique latine, comme nous le verrons plus loin. La question nucléaire est déterminante dans les mobilisations écoféministes aux États-Unis ; elle alimente la prise de conscience des menaces pesant sur la survie de la planète et de l’humanité. D’ailleurs, l’accident nucléaire de Three Mile Island, aux États-Unis, en mars 1979, joue un rôle catalyseur en favorisant des rapprochements anti-nucléaires entre mouvements venus d’horizons différents, entre militantes féministes, écologistes et pacifistes, rapprochements dont témoignent, en novembre 1980, les mobilisations du Women’s Pentagon Action : « Pendant plus d’une décennie, des centaines ou plutôt des milliers de femmes venant du mouvement pour la paix, du mouvement Wicca, du mouvement écologiste, comme encore du mouvement pour la libération des femmes vont se rassembler et multiplier les mobilisations antinucléaires au cours desquelles elles vont progressivement s’appeler écoféministes » (Hache, 2016, p. 14).

À cet égard, l’écoféminisme n’est pas un mouvement homogène ; il n’est d’ailleurs pas un mouvement à proprement parler, mais un courant qui peut trouver à s’exprimer de façon variée. D’ailleurs, il ne faudrait pas croire que l’apparition de la notion d’« écoféminisme » donne naissance à des pratiques qui n’existeraient pas avant elle. Les pratiques écoféministes préexistent, comme le montrent certaines cosmogonies autochtones dans le cas latino-américain. C’est d’ailleurs souvent a posteriori que certains groupes, projets, usages ou pratiques sont qualifiés d’écoféministes, et ils incluent souvent d’autres positionnements, religieux le cas échéant. Ainsi, les positions écoféministes des tenant·e·s du wiccanisme – un courant spirituel revenant à des croyances et rituels associés à des religions préchrétiennes et païennes, empruntant par exemple au druidisme, au chamanisme, aux cultes nordiques et celtiques ou aux mythologies antiques – s’inscrivent dans une pensée d’influence New Age, syncrétique et pacifiste, écologiste et holiste, prônant le retour à un matriarcat primitif et vouant un culte à la Déesse Mère. Pour l’ONG Green Belt Movement (Mouvement de la ceinture verte) fondée en 1977 au Kenya, la protection de l’environnement va nécessairement de pair avec un empowerment des femmes via le développement communautaire local. Il n’y a donc pas un, mais des écoféminismes, au pluriel, qui se déclinent sur le mode éthique, philosophique, spirituel ou matérialiste selon les groupes. Du reste, ces derniers ne s’en réclament pas nécessairement et c’est – insistons – parfois rétrospectivement qu’ils sont qualifiés d’écoféministes. La publication de l’essai de Maria Mies et de Vandana Shiva intitulé Écoféminisme, en anglais en 1993 et en français en 1998, achève toutefois de faire du néologisme une notion, alors que la Guerre froide a pris fin et que les menaces écologiques tendent à être plus largement prises en considération, dans un contexte international plus favorable à la reconnaissance des droits des femmes et à la visibilisation des peuples autochtones.

Les interprétations latino-américaines

Les groupes écoféministes latino-américains rendent également compte de la grande variété d’interprétations de la notion. Ils émergent dans des conditions différentes, en l’occurrence, dans un premier temps, dans le sillage de la théologie de la libération, née à la fin des années 1960, comme le souligne la philosophe brésilienne Ivone Gebara, une des premières théoriciennes écoféministes latino-américaines, elle-même tenante de la théologie de la libération – même si elle prend ensuite ses distances avec celle-ci, en dénonçant son caractère éminemment andro-centré.

La théologie de la libération est un courant de pensée théologique latino-américain qui s’efforce de donner une réponse religieuse aux communautés opprimées et marginalisées ; elle déclare aux pauvres que leur situation n’a pas été voulue par Dieu, postulat qui invite à lutter contre les inégalités sociales, une lutte émancipatrice qui doit contribuer à la « libération » prônée par ce courant. Partant d’une réflexion sur la figure du pauvre au Brésil, Ivone Gebara propose une analyse des inégalités sociales qui met en évidence la vulnérabilité des secteurs populaires et particulièrement des femmes face à la destruction de la nature résultant d’un capitalisme décrit comme patriarcal. Pour Gebara (1998), l’écoféminisme doit être considéré « comme une sagesse qui tente de restaurer l’écosystème et les femmes » et doit porter, dans le prolongement de la théologie de la libération, un projet émancipateur de transformation du monde pour le rendre équitable. Gebara propose notamment de développer une réflexion heuristique sur différents champs scientifiques, la philosophie, l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, la linguistique, l’archéologie, afin de développer une herméneutique du soupçon – pour reprendre les mots de Ricœur dont la pensée a été l’objet de la thèse de doctorat de Gebara –, de les débarrasser de l’épistémologie patriarcale et d’envisager de nouveaux paradigmes.

C’est dans ce courant théologique que se situe le collectif chilien Con-spirando (difficile à traduire, si ce n’est par Conspirant ensemble, con signifiant « avec »), fondé en 1991. Il entend « interroger et ré-imaginer la culture qui nous habite » (Colectivo Con-spirando)[1], depuis une triple perspective spirituelle, féministe et écologique. C’est aussi la position de la religieuse Rosa Dominga Trapasso, pionnière de l’écoféminisme péruvien, fondatrice en 1973 du centre social et culturel Creatividad y Cambio (Créativité et Changement), et qui a également fait partie du Colectivo Coordinador del Movimiento Feminista (Collectif de coordination du mouvement féministe), du Colectivo Feminista por los Derechos Reproductivos (Collectif féministe pour les droits reproductifs), du groupe Acción para la Liberación de la Mujer Peruana (Action pour la libération de la femme péruvienne), ou encore du Centro de la Mujer Peruana Flora Tristán (Centre de la femme péruvienne Flora Tristan). En 1976, elle œuvre à la création de l’organisation El Pozo (Le puits) qui accueille en particulier les travailleuses du sexe. Elle contribue à la fondation du Círculo cristiano de feministas Thalita Cumi (Cercle chrétien des féministes Thalita Cumi – expression qui signifie en araméen « Femme, lève-toi ») –, qui conçoit l’émancipation des femmes comme un prérequis au processus de transformation sociale et écologique : « J’ose penser que c’est par nécessité que le féminisme a évolué vers l’écoféminisme, en mettant en évidence les liens qui unissent toutes les formes d’oppression et de violence, depuis l’oppression au sein de la famille jusqu’à la destruction de la planète. Quand il dénonce l’androcentrisme et l’anthropocentrisme de la société patriarcale, quand il s’oppose à toutes les formes de domination sur les femmes et la nature, l’écoféminisme prépare la libération humaine et l’harmonie de l’humanité avec la nature » (Trapasso, 1993, p. 2). S’il est vrai qu’on peut distinguer les penseuses exerçant dans les universités ou les milieux académiques et les activistes écoféministes présentes sur le terrain, il convient néanmoins de souligner leur visée commune : l’approche épistémique écoféministe se présente toujours comme une pratique mobilisatrice et transformatrice.

Comme les écoféminismes anglo-saxons, d’autres courants écoféministes latino-américains développent une lecture historique du patriarcat mettant en exergue l’existence, avant l’imposition monothéiste, d’interactions plus horizontales et symétriques dans des sociétés qui, quoique parfois belliqueuses, ne pratiquaient pas l’exploitation systématique ni de la nature, ni d’autres peuples. Ils rappellent que les dieux créateurs y étaient aussi des divinités féminines. À la Pachamama (parfois écrit Pacha Mama) andine fait écho Coatlicue, la déesse mère qui donne la vie aux dieux aztèques, tandis que Bachué représente la mère de l’univers pour les Muiscas, et Haba celle des Kogis (Carbonnel, 1993, p. 25). À cet égard, les écoféminismes latino-américains rejoignent les cosmogonies autochtones, en ce sens qu’ils considèrent les humains comme partie intégrante de la nature, une nature au féminin, principe de vie, protectrice et productive. Loin de la conception occidentale selon laquelle « l’homme » doit se rendre « maître et possesseur de la nature », pour reprendre l’expression de Descartes dans son Discours de la méthode, la Pachamama exclut toute relation de hiérarchie et de domination, toute logique de possession. Notons que cette conception de la nature n’est pas propre aux cosmogonies amérindiennes ; elle existe dans l’hindouisme, où la Terre est une déesse ; on la retrouve dans le wiccanisme des années 1990 aux États-Unis. Néanmoins, en Amérique latine, au binôme nature/femme au fondement de l’écoféminisme s’ajoute un troisième terme : la cosmogonie autochtone et, avec cette dimension ethnique, l’agentivité amérindienne.

C’est avec la visibilisation des organisations autochtones à partir des années 1980 puis avec la reconnaissance des droits collectifs amérindiens dans de nombreux pays latino-américains que l’écoféminisme tend à se nourrir de plus en plus de références liées aux cosmogonies précolombiennes. La Constitution de 2008 en Équateur mentionne le Sumak kawsay inscrit dans la culture quechua, traduit en espagnol par Buen vivir (Bien vivre), qui remet en question le paradigme du développement et prône une éthique du respect et de la solidarité non seulement entre les humains, mais entre les humains et la Terre nourricière, la Pachamama, laquelle devient même un sujet de droit. En Bolivie, c’est le Suma qamaña inscrit dans la culture aymara que mentionne la Constitution de 2009. Le Bien vivre s’est peu à peu détaché des acceptions amérindiennes pour devenir une notion autonome ; il est mobilisé aussi bien par les organisations autochtones, par les écologistes et par les féministes, pour construire une critique radicale de la modernité occidentale, laquelle va au-delà d’une visée économique et sociale pour inviter à la relecture complète des relations des humains à la nature et au monde, dans une perspective ontologique.

Cette critique est une constante dans les mouvements de femmes amérindiennes. Ainsi, dans les discours développés par les femmes shuars confrontées ces dernières années, dans la région amazonienne de l’Équateur, à un ambitieux projet minier, on peut observer que les paradigmes ancestraux entrent en conflit avec les valeurs promues par le modèle occidental du développement (Verdú Delgado, 2017) : la notion du Bien vivre shuar est incompatible avec l’éthique occidentale individualiste et productiviste du travail, qu’il soit ou non salarié ; elle est également incompatible avec la conception de la nature comme un vaste réservoir de matières premières. Ces mouvements de femmes ne se définissent pas nécessairement comme écologistes, ni même comme féministes. D’ailleurs, l’importance du rôle dévolu aux femmes dans les sociétés shuars n’est pas en phase avec le féminisme occidental, lequel défend l’idéal d’une égalité de genre et remet en question la division sexuelle du travail, là où les femmes shuars, au nom de la responsabilité reproductive, défendent au contraire le principe de la complémentarité. Plutôt qu’à l’écologie ou au féminisme, c’est à leur culture et éthique ancestrales que les mouvements de femmes amérindiennes en appellent.

Cela n’empêche pas des approches pouvant être qualifiées d’écoféministes. Davantage que la menace nucléaire ou la pollution environnementale, la question de l’extractivisme nourrit aujourd’hui les discours écoféministes en Amérique latine et contribue à mettre en évidence une même domination qui se déclinerait indifféremment sur les femmes, sur la nature et sur les peuples autochtones. Avec l’extractivisme, il s’agit de mettre la nature au service de « l’homme », de rendre « le monde disponible » (Rosa, 2020) ; or, cette « disponibilité » s’exerce aussi sur le corps des femmes mis au service des hommes, notamment à des fins reproductives, et sur les peuples autochtones, instrumentalisés et réifiés par la logique productiviste coloniale puis néocoloniale. C’est en ce sens que l’on peut considérer qu’il existe des écoféminismes dits communautaires, portés par les femmes amérindiennes. S’ils mobilisent la notion de territoire dans un rapprochement entre le corps des femmes et la nature, ce territoire est aussi celui de la communauté indienne. La Terre Mère est également une Terre Amérique, entité originale dont peut rendre compte le terme Abya Yala, lequel désigne non seulement l’Amérique des peuples originaires, mais s’efforce de penser les territoires latino-américains en dehors des paradigmes et concepts épistémiques euro-centrés. Partant, tout en s’inscrivant dans des dynamiques féministes et écologiques au niveau national, régional et même mondial, ces écoféminismes communautaires sont aussi éminemment locaux, car ancrés dans des conceptions et pratiques culturelles spécifiques. Ainsi, le collectif argentin Mujeres Originarias por el Buen Vivir (Femmes autochtones pour le Bien Vivre) a été créé en 2015 par des femmes de plusieurs communautés en réponse à l’absence de politiques publiques de protection environnementale mais aussi de protection des travailleuses en milieu rural. Comblant les lacunes de l’État, le collectif a mis en place des règles et mécanismes de la gestion de l’eau. Au-delà des actions écologiques et sociales très locales menées par le Collectif, du reste source d’empowerment pour des agentes subalternisées à plusieurs titres (femmes, pauvres, rurales, amérindiennes), il s’agit d’un mouvement qui réalise des marches de protestation visibilisant leurs demandes et portant directement leurs revendications auprès des autorités nationales. Il convient de relever que le Collectif justifie ses demandes par un discours qui associe explicitement la récupération et sauvegarde de leurs corps de femme avec la récupération et sauvegarde des terres amérindiennes, des terres qui doivent être mises en valeur de façon écologique, dans le respect de la biodiversité, conformément aux pratiques ancestrales et dans le cadre d’un développement nécessairement durable. Il nous semble voir là une forme de glocalisation, où l’affirmation des particularités locales (récupération des savoirs ancestraux, préservation des pratiques linguistiques, agraires, médicales, spirituelles…) s’accompagnent de leur déploiement dans une perspective globale qui invite à les (re)lire à la lumière du fonctionnement d’un système-monde créateur de subalternités – pour reprendre la notion élaborée par Immanuel Wallerstein (1974, 1980, 1989).

Les écoféminismes communautaires assument un discours qui diffère d’un féminisme que l’on qualifierait de classique ou bien de traditionnel, lequel a prévalu et prévaut encore dans les milieux blancs-métis ; pour les écoféministes communautaires, la défense des droits individuels des femmes doit être compatible avec la défense des droits collectifs des peuples autochtones. Cette tension nous semble trouver une forme de résolution dans la notion de « corps-territoire », vers laquelle convergent les positions communautaires et celles de groupes urbains conscients de parler de situations privilégiées mais solidaires des peuples d’Abya Yala, à l’instar du collectif transnational (Équateur, Mexique, Brésil, Espagne, Uruguay) Miradas Críticas del Territorio desde el Feminismo[2] (Regards critiques sur le territoire depuis le féminisme). Le collectif entend lutter contre la destruction du « corps-territoire » et, pour ce faire, il entreprend une véritable cartographie de celui-ci, dans une série d’ateliers conduits aussi bien dans des communautés rurales qu’auprès de populations urbaines. Il s’agit de mettre en évidence que le corps des femmes et Abya Yala forment un même territoire, disputé par les agents hégémoniques d’un système-monde andro- et occidentalo-centré, mais que ce corps est aussi le moteur et l’outil d’une démarche libératrice, car porteur de résistances anti-hégémoniques. En ce sens, les écoféminismes latino-américains, qu’ils soient communautaires ou académiques, ruraux ou urbains, invitent aujourd’hui les femmes à défendre leur corps, parce que celui-ci représente la première étape vers la récupération des territoires historiquement agressés, ceux d’Abya Yala à la planète tout entière.

À cet égard et à notre sens, ces approches écoféministes doivent être replacées dans une dynamique intellectuelle plus large qui est également latino-américaine : la pensée décoloniale latino-américaine. Il ne faudrait pas confondre ce courant de pensée avec la réflexion postcoloniale menée dans les aires anglophones et francophones, laquelle est d’ailleurs parfois qualifiée de « décoloniale » en France ; en effet, la pensée décoloniale latino-américaine se veut centrée sur les spécificités américaines qu’elle interprète au prisme des enjeux d’une mondialisation de la modernité euro-centrée dont l’empire espagnol a été, dès 1492, l’acteur déterminant. Ainsi, dans les années 1990, le sociologue péruvien Aníbal Quijano – un des penseurs du Groupe Modernité/Colonialité aux côtés de Mignolo, Dussel, Grosfoguel – développe la notion de la « colonialité du pouvoir » qui postule que les indépendances n’ont pas permis – bien au contraire – une décolonisation effective des pays latino-américains. La « colonialité du pouvoir » entend souligner la continuité, entre la période coloniale et la période post-indépendance, des logiques occidentalo- et andro-centrées, visibles dans les relations prédatrices à la nature, aux femmes et aux peuples autochtones. Cette colonialité du pouvoir se manifeste dans le sexisme, le racisme, la prévalence des activités extractivistes, que les penseurs décoloniaux associent à la mise en place du système-monde capitaliste avec la Conquête. Les écoféminismes latino-américains se présentent aujourd’hui comme décoloniaux, en ce sens que la dépatriarcalisation, le dépassement du capitaliste extractiviste, la construction d’interactions nouvelles avec la nature, impliquent une démarche qui doit commencer par la reconnaissance des droits des peuples autochtones et celle de la pluriversalité prônée par Grosfoguel (2006, p. 73). C’est dans cette perspective que s’inscrit l’essai de l’écrivaine péruvienne féministe Patricia de Souza, au titre parlant, publié en 2018, Ecofeminismo decolonial y crisis del patriarcado (Écoféminisme décolonial et crise du patriarcat).

Il est vrai qu’il n’existe pas actuellement de grandes figures théoriciennes de l’écoféminisme pensant les spécificités latino-américaines – comme il peut en exister en Inde –, ce qui contribue à expliquer la difficulté à cerner avec précision un mouvement écoféministe latino-américain. Pourtant, force est de constater la présence de courants écoféministes dans une constellation de groupes, de réflexions, d’initiatives et d’événements, qui infusent des champs très divers, prenant des formes politiques. L’écoféminisme a parfois été accusé de promouvoir une vision essentialiste et réductrice du féminin en différenciant homme et femme par l’association de la femme à la nature nourricière et, ce faisant, en insistant sur la reproduction et le care. Au-delà des débats que la notion peut susciter, il représente un outil critique utile pour (re)penser les relations de pouvoir en Amérique latine. Par exemple, le courant écoféministe tend aujourd’hui à renouveler les projets de l’écologie politique : jusque-là centrés sur les conflits socio-écologiques posés à la lumière des relations Nord/Sud, ces projets s’efforcent désormais d’articuler la lutte contre les inégalités de genre à leurs questionnements écologistes. De même, on peut noter une influence des pensées écoféministes dans les Constitutions équatorienne de 2008 et bolivienne de 2009, en ce sens qu’au nom du plurinationalisme, de l’interculturalité et du Bien vivre, ces Constitutions proposent des avancées croisées et intersectionnelles inédites, manifestes dans la prise en compte de certaines revendications féministes en termes d’égalité de genre et dans les droits accordés à la Pachamama – même si ces avancées peinent à devenir réalité. Il nous semble bien observer, aujourd’hui, une double dynamique : l’écologisation mais aussi la féminisation (plus exactement une féministisation) des luttes sociales et politiques dans de nombreux pays latino-américains, phénomènes dont témoignent les mobilisations de l’automne et de la fin d’année 2019 en Équateur, au Chili ou en Colombie. De même, avec la terrible crise sanitaire de la Covid qui frappe actuellement les pays d’Amérique latine, on peut voir une interprétation écoféministe dans la métaphore du corps souffrant de la Covid comme la revanche d’une nature agressée et violentée : elle réactualise la lecture du care où les soins aux malades se superposent et recoupent les soins à la nature et à la biodiversité, tous menacés par un même capitalisme patriarcal destructeur, présenté comme la cause profonde de la pandémie.

Novembre 2020

Pour citer cette notice

Barreiro Jiménez, David; Sinardet, Emmanuelle: « L’écoféminisme en Amérique Latine ». Dictionnaire du genre en traduction / Dictionary of Gender in Translation / Diccionario del género en traducción. ISSN: 2967-3623. Mis en ligne le 24 mai 2021: https://worldgender.cnrs.fr/notices/lecofeminisme-en-amerique-latine/.

Références

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NOTES

[1] Colectivo Cons-pirando, site internet, consulté le 11 novembre 2020 : http://conspirando.cl/pagina-ejemplo/

[2] Colectivo Miradas Críticas del Territorio desde el Feminismo, Mapeando el cuerpo-territorio. Guía metodológica para mujeres que defienden sus territorios, en ligne, consulté le 12 novembre 2020 :

https://territorioyfeminismos.org/publicaciones/guia-mapeando-el- cuerpo-territorio/


ÉTIQUETTES

Amérique latine, écoféminisme, écologie, extractivisme, féminisme, peuples autochtones