LE FÉMINISME ATHÉE

Le concept de féminisme athée est présent dans la tradition occidentale depuis le XIXe siècle (Ernestine Rose,Elizabeth Cady Stanton, Matilda Joslyn Gage, etc.). Au XXe siècle, de nombreuses féministes ont attiré l’attention sur l’importance de l’athéisme: Rosa Luxemburg,  Clara Zetkin, Emma Goldman, Clara Wichmann, Alexandra Kollontaï,  Paluta Badunova, Simone de Beauvoir, Irena Krzywicka. Au XXIе siècle, le féminisme athée a élargi ses frontières géographiques : il reste pertinent non seulement en Occident (Ophelia Benson,Ayaan Hirsi Ali, Rebecca Watson, Sikivu Hutchinson, Danièle Sallenave, Amanda Marcotte), mais aussi en Asie (Taslima Nasreen, Shammi Haque), en Afrique (Marieme Helie Lucas, Nadia El Fani, Emna Charki) et dans le monde de l’Europe Centrale et Orientale (Tatyana Mamonova, Isabel Magkoeva,Nina Sankari,Nasta Zaharevič). De plus, l’activisme et les performances des féministes athées à travers le monde se multiplient du fait du renforcement du rôle de la religion dans le monde (Russie, Ukraine, Tunisie, Pologne, Hongrie, Inde, etc.). De nombreuses performances et actions du mouvement Femen[1] portaient à la fois un message féministe et athée clairement exprimé. De nombreux centres d’études de genre apparus récemment dans différentes parties du monde accordent souvent une attention particulière à l’étude du lien entre l’athéisme et le féminisme. Ainsi, le point central cible de la critique du féminisme athée était et reste toujours la religion (et l’institution de l’Église en général), comme l’une des principales sources d’oppression des femmes et des personnes en général. Les féministes athées de l’UE critiquent avant tout l’Église catholique, parfois les Églises protestantes, mais aussi l’islam. Les féministes athées de l’Europe orientale dirigent principalement leurs critiques vers les Églises orthodoxes, parfois vers les Églises catholique et protestantes. En outre, la critique peut impliquer des institutions religieuses d’autres confessions – par exemple, l’islam et le judaïsme.

En plus de critiquer l’Église, le féminisme athée porte une vigilance constante à l’égard de la religion en général et de l’Église en particulier. Souvent encore mentionnée lors de manifestations féministes et sur Internet, la citation de Simone de Beauvoir résume bien l’agenda du féminisme athée : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. »[2]

Le féminisme athée est né dans le sillage de la critique générale de la religion par les mouvements socialistes, et de la formation et du renforcement d’une société laïque. De plus, un mouvement puissant s’est également formé au sein du libéralisme qui a lié les valeurs du féminisme et de l’athéisme. En principe, le féminisme athée, contrairement à l’athéisme laïc, n’accepte pas le dialogue avec la religion. C’est leur différence fondamentale. En général, le féminisme athée est plus radical, puisqu’il nie l’existence de Dieu, et en même temps est moins tolérant envers la religion et l’institution de l’Église. Le féminisme laïc ne nie pas l’existence de Dieu, n’exprime pas sa position idéologique en matière de religion et tente de séparer fondamentalement la religion de la politique. Le plus souvent, le féminisme laïc classifie la question de la foi comme une question intime, privée et garde ses distances avec la religion. Parfois, en Occident le féminisme athée et le féminisme laïc peuvent être interprétés comme un phénomène similaire avec divers degrés de radicalité par rapport à la religion, à la foi et à l’Église (ou aux Églises).

Un autre courant féministe – le féminisme postmoderne ou poststructuraliste – ne s’intéresse pas spécifiquement à la question de l’athéisme, la sous-estime ou la considère comme obsolète et par conséquent il évite les jugements radicaux sur la religion. Grâce à cela, le féminisme postmoderne est désormais perçu par certains chercheurs (Donovan Schaefer, Magda Michielsens) comme pouvant proposer un nouveau paradigme de l’athéisme, dénué d’une simple critique malveillante et radicale de la religion et de l’institution de l’Église.

Dans la seconde moitié du 20e siècle, les concepts d’athéisme et de féminisme se retrouvent souvent ensemble dans les textes de Simone de Beauvoir. Bien que Simone de Beauvoir n’ait pas été la première féministe athée, elle est devenue celle qui a largement ouvert au monde le lien entre le féminisme et l’athéisme, en le formalisant dans un langage philosophique. En outre, ces deux concepts ont souvent été mis en place par l’écrivaine, bien qu’elle n’ait jamais utilisé l’expression féminismeathée. Ce concept est naturellement et systématiquement décrit dans les travaux de la penseuse existentialiste (Le Deuxième Sexe, Pour unemorale de lambiguïté, Pyrrhus et Cinéas, Une mort très douce, Tout compte fait, La Cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec J.-P. Sartre, août-septembre 1974, Malentendu àMoscou, Les Inséparables). Plus souvent Simone de Beauvoir unit le féminisme et l’athéisme dans une perspective historique globale en utilisant le concept d’aliénation, d’aliénation religieuse en particulier (La Cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec J.-P. Sartre, août-septembre 1974). La perspective féministe de ce concept est mieux révélée en lisant l’essai Le Deuxième Sexe ou par exemple la nouvelle « Malentendu à Moscou ». Dans ces textes, la philosophe réfléchit beaucoup sur l’aliénation religieuse des gens, des femmes en particulier. Et d’après l’autrice, le seul chemin vers la libération des femmes, ainsi que des hommes, réside dans la désaliénation religieuse. En plus, l’importance du féminisme athée pour Simone de Beauvoir est également attestée par le prix Simone de Beauvoir, fondée par ses adeptes en 2008 : c’est ainsi que le premier prix a été décerné à deux athées féministes modernes – Ayaan Hirsi Ali et Taslima Nasreen. Enfin, de nombreuses féministes modernes s’expriment activement sur le rôle de l’athéisme dans le développement du féminisme (Danièle Sallenave, Michèle Le Dœuff, Élisabeth Badinter, Wassyla Tamzali, Julia Kristeva, Caroline Fourest, Alice Schwarzer, Annie Ernaux, Marieme Helie Lucas, etc.).

Dans la tradition soviétique, le terme féminisme était marginalisé et associé à la société bourgeoise. On croyait qu’en URSS la question des femmes était résolue en même temps que la question de classe, c’est pourquoi le concept de féminisme a toujours été utilisé en tandem avec le concept de bourgeois. Néanmoins, le phénomène du féminisme athée est apparu en URSS – la lutte contre les déterminismes et les superstitions religieux et plus tard contre les Églises a souvent eu lieu sous le slogan de la libération et de l’émancipation des femmes. La figure de proue du féminisme soviétique était Alexandra Kollontaï. Bien que le mot féminisme ait été évité en URSS, A. Kollontaï était connue comme une féministe d’État. Sa théorie de la nouvelle femme sous le communisme impliquait que la nouvelle femme de demain serait nécessairement athée. D’après A. Kollontaï, le progrès n’offrait pas d’autre alternative. Plus tard, après la mort d’A. Kollontaï, les hommes communistes ont continué à décrire sur un ton plus modéré l’importance de l’athéisme pour les femmes. A cet égard, il convient de noter qu’un historien et idéologue communiste bélarussien soviétique Uladzimir Ivanoŭ dans les années 60 du XXe siècle a écrit deux livres – Рэлігія зневажае жанчыну (La religion déshonore les femmes, Minsk, 1960) et Атэізм – наша зброя (L’athéisme est notre arme, Minsk, 1963) – dans lesquels, sans savoir les textes de Simone de Beauvoir, il a parlé d’une union utile entre le féminisme et l’athéisme pour l’émancipation des femmes soviétiques avant tout. Un autre penseur athée soviétique, Alexander Osipov, a également soulevé dans ses écrits (Женщина под крестом [La femme sous la croix] ; Как Библия смотрит на женщин [Comment la Bible voit les femmes]) la question de la marginalisation particulière des femmes par l’Église. Pour lui, l’athéisme est encore plus important pour l’émancipation des femmes que pour les hommes.

Après l’effondrement de l’URSS, l’athéisme est devenu un concept marginalisé dans la région. L’État dans l’espace post-soviétique européen coopère activement avec l’Église orthodoxe et l’Église catholique, souvent au détriment des droits des femmes. De ce point de vue, le message de l’athéisme reste d’actualité et de nombreux mouvements féministes au Bélarus, en Ukraine, Russie et Moldavie, ainsi qu’en Lituanie, Lettonie, Estonie, qui ont rejoint l’UE, se développent souvent sous le drapeau de l’athéisme.

Sur la question du lien entre athéisme et féminisme, il est important de comprendre que toutes les féministes ne sont pas athées, et que toutes les athées ne sont pas féministes. Cependant, de nombreuses études et observations occidentales (P. Zuckerman, B. Beit-Hallahmi, C. Overall, R. Braidotti) soulignent que les hommes et femmes athées sont pour la plupart favorables au féminisme. Pourtant, il est vrai, soutient la philosophe Rosi Braidotti, que la plupart des féministes sont nettement moins religieuses que la plupart des gens et sont plus susceptibles d’être sceptiques ou même antireligieuses. Par conséquent, il est nécessaire de connaître à la fois la relation des autres courants du féminisme à l’athéisme (le différend entre le féminisme chrétien et le féminisme athée ; le scepticisme et la critique de Simone de Beauvoir de l’expression même « féminisme chrétien ») et les points de vue des différentes branches de l’athéisme sur le féminisme (par exemple, la position du nouvel athéisme ou du néo-athéisme). De plus, le féminisme athée se heurte non seulement à des préjugés dans la société, mais est aussi souvent critiqué par d’autres courants féministes en raison de sa radicalité et de sa réticence au dialogue. Selon E. Badinter, le féminisme athée n’est pas un mouvement de masse en raison de son élitisme; on pourrait ajouter en raison de son maximalisme et de son hyper-rationalisme aussi (C. Overall).

Aujourd’hui le féminisme athée, quoique minoritaire et marginalisé à cause de ses expériences historiques radicales en URSS et en Albanie, reste une alternative à la résolution du problème des relations entre l’État, la société et la religion. Cependant comme le démontrent les événements qui se déroulent en Argentine (la mobilisation des groupes féministes, laïcs et athées lors de la campagne pour la légalisation de l’avortement), en Tunisie (la réaction des groupes féministes, laïcs et athées au renforcement des positions des salafistes), en Pologne (la mobilisation des groupes féministes, laïcs et athées contre l’interdiction totale de l’avortement), ce courant féministe a encore un grand potentiel de mobilisation et de protestation politique et dispose d’un soutien important dans la société.

Pour citer cette notice :

Uladzislau, Ivanou: « Le féminisme athée ». Dictionnaire du genre en traduction / Dictionary of Gender in Translation / Diccionario del género en traducción. ISSN: 2967-3623. Mis en ligne le 13 Juillet 2022: https://worldgender.cnrs.fr/notices/le-feminisme-athee/

Références 

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[1] Femen, parfois FEMEN (translittération du nom ukrainien : Фемен), est un groupe féministe d’origine ukrainienne, fondé à Kyiv en 2008. Le mouvement Femen s’affirme athée, antireligieux, et reproche à la laïcité d’être « une façon d’accepter l’inacceptable ». Le mouvement Femen est tantôt associé à la troisième vague féministe, tantôt considéré comme un élément de ce qui pourrait être une « quatrième vague féministe », ou encore inscrit dans une lignée postféministe. Les actions de Femen en Tunisie en 2013 contre le renforcement des attitudes religieuses, en Ukraine et au Bélarus en 2011-2012 contre l’Église orthodoxe, en France et en Belgique en 2013 contre l’Église catholique sont des exemples clairs du message athée du groupe féministe.

[2] Au fait, une citation extrêmement populaire et activement utilisée sur Internet, dans les discours, est présentée dans une interprétation libre et audacieusement modernisée par les médias. Dans le premier volume de son essai, Simone de Beauvoir dit plutôt ceci : « L’évolution de la condition féminine ne s’est pas poursuivie continûment. Avec les grandes invasions, toute la civilisation est remise en question. Le droit romain lui-même subit l’influence d’une idéologie neuve : le christianisme ; et dans les siècles qui suivent, les barbares font triompher leurs lois. La situation économique, sociale et politique est bouleversée : celle de la femme en subit le contrecoup » (Beauvoir, 1974, p. 112).


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atheism, athéisme, criticism of religion, critique de la religion, désaliénation religieuse, Feminism, féminisme, religious disalienation, Simone de Beauvoir