L’INVENTION DE L’ÉCRITURE FÉMININE

Depuis le lancement de la fusée « écriture féminine »[1] par Hélène Cixous en 1975, la question agite périodiquement les cercles de lecteur·e·s profanes ou autorisé·e·s, féministes ou non. Y-a-t-il une écriture féminine ? demandent les un·e·s. Et les autres de reprendre, enthousiastes, inquiet·e·s, sceptiques ou exaspéré·e·s : vous posez encore la question ? En vérité, si la question dérange encore, si elle peut donc encore donner à penser, c’est que l’« écriture féminine » est une fausse ennemie, comme on parle de faux ami lorsqu’on met en garde contre l’étrangeté méconnue d’un vocable apparemment familier. Ce que Cixous – car c’est bien elle qui a trouvé la formule – cherchait à inscrire sous ce nom, à cette date, ne relève ni d’une approche sociologique, ni d’une définition axiologique, de la littérature : l’« écriture féminine » ne désigne pas la littérature produite par des femmes, fait social identifiable et quantifiable pour peu qu’on lui donne droit de cité et de citation. C’est d’ailleurs aux écrivain(e)s féminines nommées Shakespeare, Genet ou Kleist, que Cixous faisait la part la plus belle dans « Sorties » ([1975] 2010a). En dépit de ce qu’en disent ceux, et surtout celles, qui, en France surtout, en parlent abondamment sans l’avoir lue, elle ne désigne pas non plus, cette « écriture féminine », tel genre, tel style, tels traits de langue, tel(s) thème(s), tel penchant, telle zone d’insistance ou d’intérêt, repérables comme « féminins » en vertu d’une définition convenue et normative de la féminité. Car si « Le rire de la Méduse » ([1975] 2010b) et « Sorties » appelaient indéniablement les femmes à faire voler la langue de leurs plumes ; si ces deux textes ont bien accompagné en la transcrivant l’effervescence qui se nommait « mouvement des femmes » ; si le vocable « femme », si l’adjectif « féminin(e) », si même le syntagme « la femme » y figurent en abondance, aucun de ces termes, pris ensemble ou séparément, ne renvoient à ce que l’on croyait savoir et pouvoir dire jusque-là du deuxième sexe. « La femme » qui s’y trouve convoquée n’est pas un fossile idéologique : c’est la déclinaison joueuse et complice d’un syntagme rimbaldien, diversement repris et relancé : « La femme trouvera de l’inconnu. Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? – Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses » (Rimbaud, lettre dite du Voyant).

« La femme », cette femme-là, n’existe pas encore. Ni passée, ni présente, elle « arrive » ([1975] 2010b, p. 42 et 50) non seulement à l’avenir mais du futur, comme l’écriture dont « parlera » Cixous : « Je parlerai de l’écriture féminine, de ce qu’elle fera » (p. 37, c’est moi qui souligne).

Quant à la notion d’écriture, justement, elle signale l’appartenance du « Rire de la Méduse » et de « Sorties » à cette époque de la pensée éperonnée par Derrida qui confia à la première la tâche d’ouvrir une brèche dans la clôture logocentrique. L’écriture féminine, en ce sens, est une formule presque tautologique. « Féminine », l’écriture le serait, ou plutôt se fera, parce qu’elle est la folle du logos : non pas tant écriture de telle femme ou de toute femme qui se verrait hystérisée comme telle par les maîtres de la raison, mais écriture en transe et en transformation, à l’instar de ces femmes des années soixante-dix qui riaient à gorge déployée de leur assignation à la « féminité » ; « écriture insurgée », traduit Cixous (p. 45). Et dès lors qu’elle annonce un bouleversement toujours à venir, une insurrection qui vient, l’« écriture féminine » rend « impossible la définition d’une pratique féminine de l’écriture, d’une impossibilité qui se maintiendra », avertit encore cette dernière (p. 50).

Mais que faire alors (vieille rengaine !) de la référence insistante au(x) corps et aux affects que l’écriture féminine est censée laisser ou faire parler ? N’est-ce pas une manière de la biologiser, d’en naturaliser la prétendue féminité ? Allons donc ! Vous vous rappelez un certain Foucault, celui qui fait des corps et des plaisirs le point d’appui de la résistance à « l’instance du sexe » (1976, p. 208) dans un essai quasi-contemporain du « Rire » ? Tous deux appartiennent à une époque difficilement imaginable aujourd’hui, sauf peut-être dans les parages de certains transféminismes : celle du soulèvement érotico-politique des corps contre ce que l’un appelle « la monarchie du sexe » (p. 211) et l’autre, la « monarchisation du désir » (Cixous, [1975] 2010b, p. 60) sans qu’ils se soient donné le mot. Et si Cixous qualifie telle « économie libidinale » de « féminine » ou de « masculine », elle prend soin de préciser qu’il s’agit pour elle de décrire, non la mécanique physiologique des corps ou leur pente naturelle, mais une « anatomie politique » (ibid.). « Rien ne permet », écrivait-elle dans « Sorties », « d’exclure la possibilité de transformations radicales des comportements, des mentalités, des rôles, de l’économie politique – dont les effets sur l’économie libidinale sont impensables aujourd’hui. […] Ce qui apparaît comme ‘féminin’ ou ‘masculin’ aujourd’hui ne reviendrait plus au même. […] La différence serait un bouquet de différences nouvelles » ([1975] 2010a, p. 110).

De nombreuses « femmes », diversement artistes, ont répondu depuis près d’un demi-siècle à l’invitation à « (s’)écrire » du « Rire ». Quelques « hommes » l’avaient déjà fait et le font encore. Car « l’écriture féminine » n’est pas propre aux femmes et n’a pas de propre. Elle a fait date et continue de faire événement : un événement dégenrant, « queer », n’hésite pas à écrire Cixous dans la préface qu’elle consacre à la réédition du « Rire » (2010, p. 32)

Printemps 2016

Références

Cixous, Hélène ([1975], 2010a), « Sorties », in Le Rire de la Méduse – et autres ironies, Paris, Galilée, p. 69-197.

Cixous, Hélène ([1975], 2010b), « Le rire de la Méduse », in Le Rire de la Méduse – et autres ironies, Paris, Galilée, p. 35-68.

Cixous, Hélène (2010), « Un effet d’épine rose », in Le Rire de la Méduse – et autres ironies, Paris, Galilée, p. 23-33.

Foucault, Michel (1976), Histoire de la sexualité, vol. I, Paris, Gallimard.


NOTES

[1] Une version abrégée de cet article a paru dans Le Magazine Littéraire, nº 566, avril 2016, p. 83, dans le cadre du dossier spécial « Où en sont les féministes ? » coordonné par Julie Mazaleigue-Labaste.


ÉTIQUETTES

anatomía política, Cixous, cuerpo, deconstrucción, escritura insurgente, futuro femenino, Rimbaud