ENTRETIEN AVEC NOÉMIE GRUNENWALD

Entretien avec Noémie Grunenwald, traductrice de l’anglais au français et fondatrice des éditions Hystériques & AssociéEs, autour de son essai Sur les bouts de la langue : traduire en féministe/s, paru aux éditions La Contre Allée en octobre 2021.[1]

Qu’est-ce qui t’a donné le goût de la traduction ? Comment en es-tu arrivée à l’univers de la traduction ?

Comment j’y suis arrivée ou qu’est-ce qui m’en a donné le goût ?

J’y suis arrivée par le militantisme, parce que je brassais dans un mouvement féministe, où il y avait pas mal de discussions, de débats, de désaccords, de réflexions… Et je trouvais qu’on manquait un peu de textes et donc j’ai commencé à en chercher. C’était principalement sur des questions de race, des questions trans, des questions butch/fem…. Et je galérais à les comprendre, alors j’essayais de les traduire pour les comprendre moi et puis, après, j’ai réutilisé ces traductions dans la littérature militante, fanzines, brochures, blogs… parce que c’était ça que je faisais à l’époque, c’était mon univers. Et voilà, ça a commencé comme ça. Ensuite, il y a eu le projet de la première édition de Julia Serano qu’on a faite avec Tahin Party[2], mais, pareil, c’était plus du copinage féministe qu’autre chose. Et puis il y a eu la rencontre avec Isabelle Cambourakis. On s’est bien entendues, elle m’a proposé de traduire le bell hooks[3] et c’est comme ça, on va dire, que j’y suis venue un peu plus sérieusement.

Après, qu’est-ce qui m’a donné le goût ? Je dirais qu’il y a deux choses : d’un côté le plaisir de le faire. Vraiment, le plaisir individuel, textuel, de faire la traduction, d’écrire, de brasser les mots, j’aime bien faire ça. Je dirais aussi qu’il y a un plaisir plus collectif, plus militant, qui est de voir l’impact qu’ont les textes, de voir que les textes circulent, qu’ils sont utilisés, critiqués, réappropriés, discutés… C’est hyper encourageant et gratifiant de faire ça. Donc, forcément, ça fait partie des choses qui m’ont motivée. Des gens ont dit des choses quelque part, des choses que je trouve importantes à entendre et ça me parle de faire circuler ça.

Tu fais une différence entre « traduire en féministe/s », notion qui sous-titre ton livre, et « traduire des textes féministes » ? Pour toi ce sont des gestes différents ?

Je dirais que « traduire des textes féministes » signifie que c’est le texte lui-même qui est féministe. On peut le traduire de plein de façons différentes. Tandis que dans « traduire en féministe/s », c’est la démarche de traduction qui est féministe, qui peut aussi s’appliquer à des textes qui ne sont pas féministes. Par exemple, il y a des gens qui ont fait des traductions féministes de la Bible, qui n’est pas forcément le premier ouvrage auquel on pense lorsqu’on pense à un « ouvrage féministe ». Voilà, c’est possible de faire ça, de faire des traductions féministes de Shakespeare ou de plein de textes qui sont pas censés être spécialement féministes au départ. Cela dit, c’est vrai que dans le livre je fais un peu la différence entre les deux, mais en discutant de ça dans les rencontres, je me suis quand même rendu compte qu’à mon échelle, si j’ai développé cette idée de « démarche féministe de la traduction », c’est bien parce que j’avais des textes féministes à traduire, qui m’ont guidée là-dedans. Parce qu’on ose faire plus de choses quand on sait que l’autrice est féministe. Elle a forcément un certain regard bienveillant ou une confiance envers les propositions qu’on peut faire en tant que traductrice féministe. Ça ne veut pas dire qu’on soit d’accord sur tout, mais en tout cas, il y a au moins une confiance dans l’intention. Et c’est en traduisant ces textes féministes que j’ai commencé à me poser des questions qui aujourd’hui m’amènent à parler d’une « démarche féministe de traduction ».

Est-ce que tu as senti que parfois c’était une exigence particulière des autrices avec lesquelles tu travaillais, ce travail en féministe de leur texte ?

Pas énormément, jusque récemment. C’est plutôt au niveau de l’édition, avec Hystériques & AssociéEs,[4] où j’ai négocié des droits pour un texte et l’autrice m’a clairement dit que si elle était d’accord, c’était parce qu’elle me faisait confiance, qu’elle savait que j’avais déjà traduit tel ou tel texte et ça fait partie des raisons qui font qu’elle a accepté assez facilement la proposition. Sinon, dans les autres traductions, non. Mais, pour le moment, je n’ai pas eu énormément d’échanges avec les autrices, juste quelques-uns. Par contre, c’est une exigence des éditeurs ou éditrices qui me contactent. Mes propositions ne sont pas toujours ce à quoi iels s’attendaient, mais en tout cas, l’idée de départ c’est de travailler dans cette perspective.

Qu’est-ce que le fait d’être (ou non) en contact avec l’autrice produit dans ta relation au texte ?

C’est un peu pour le meilleur ou pour le pire, cette relation là. Concrètement (je n’ai pas fait 40000 traductions non plus), Julia Serano, quand je l’avais contactée elle m’avait dit « ok très bien faut voir ça avec mes éditeurs bisous ciao », elle s’en fichait un peu. bell hooks, je n’ai pas osé la contacter. A cette époque-là, je ne savais pas qu’il y a plein de traducteurs et de traductrices qui contactent les auteurs et les autrices pour leur poser des questions, se mettre en lien. Moi je n’ai pas osé faire ça. Je me suis dit : si je lui pose des questions, elle va penser que je suis nulle, que je ne comprends rien à son texte, que je ne suis pas du tout adaptée à la tâche… et du coup je n’ai pas osé la contacter. Mais aussi, il y avait un historique. Juste avant de travailler sur le bell hooks, j’avais été en contact avec une autrice, qui parle français, qui habite à Paris, et ça s’était mal passé. Elle ne voulait pas vraiment répondre à mes questions et elle voulait une « vraie » traductrice au sens de quelqu’une qui avait de l’expérience, pas juste quelqu’une qui débarquait en disant «  ok voilà je veux faire de la traduction ». Le projet a été abandonné, parce que l’éditrice n’a pas voulu se soumettre à ses exigences. C’était plutôt une mauvaise expérience… Après, avec Federici[5], on ne s’est pas parlé du tout, mais l’éditeur était en contact avec elle et du coup certaines choses sont passées par lui. Par contre, j’ai été en contact avec Dorothy Allison[6] et c’était vraiment super. C’était super, parce qu’elle a pris le temps de m’expliquer plein de choses. Là où tu sens, dès fois, où tu te dis « ok ce mot là, ou cette expression là, elle cache un petit quelque chose, il y a une intention ou un ton derrière, que j’ai l’impression de comprendre, mais en même temps les mots ne disent pas clairement ça, est-ce qu’il y a de l’ironie ou une allusion derrière… ». Elle a été extra, elle m’a expliqué, justement, plein d’allusions, de sous-textes à certains endroits et ça c’était génial. Vraiment, quand ça se passe comme ça, c’est idéal. L’idée n’est pas non plus de submerger l’autrice avec 40000 questions, il faut aussi prendre sur soi, se dire « oui je suis tout le temps en train de douter, je ne suis jamais sûre de moi mais je ne vais pas non plus l’emmerder pour le moindre truc ». Mais, sinon, c’est idéal.

Tu amènes la question du doute, d’un sentiment d’illégitimité ou d’incertitude par rapport à la compréhension du texte. Mais, en lisant ton livre, on retrouve peu l’idée qu’il y aurait de l’intraduisible… Est-ce que tu considères que, de fait, tout se traduit ?

Je considère que tout se traduit et que rien ne se traduit, en fait. Que moi, mon boulot c’est de traduire et de faire des propositions pour traduire. Je pense que rien n’est réellement traduisible, que c’est toujours une proposition, une lecture qu’on fait, mais qu’il y aurait plein de façons de traduire un même texte, une même phrase, une même expression, un même mot… On est toujours face à de l’intraduisible dans la traduction, mais si on est là, c’est pour le faire. En tout cas moi je considère que mon rôle c’est de traduire. Mais je considère aussi que, dans l’idée de désacraliser un peu le texte et la traduction, l’ego du traducteur ou de la traductrice, plus que celui de l’auteur ou de l’autrice, est à questionner. C’est-à-dire que moi, je me fiche que ma traduction soit périmée dans 5 ou 10 ans. Au contraire, je trouverais ça génial. Ça veut dire que le texte circule, qu’il est vivant, réutilisé, approprié. Pour moi le but d’une proposition de traduction, ce n’est pas de dire « ok, j’ai trouvé LA solution pour traduire ce terme, voilà c’est un terme qui a pas d’équivalent pour l’instant ». Non, justement, il peut y avoir plusieurs pistes en parallèle, par différentes personnes, des pistes qui évoluent très vite dans le temps, des propositions qui font un flop total ou d’autres qui rentrent dans le vocabulaire. Il y a tout de même certains cas de figure où je vais rester sur de la non-traduction. Soit parce que je ne sais pas faire, soit parce que ce n’est pas ma place de proposer des solutions. Mais c’est vraiment exceptionnel et j’essaie de ne pas le faire. Par exemple, dans le bell hooks y’avait blackness que je n’ai pas traduit parce que je considérais que ce n’était pas à moi de proposer une piste ou de guider. Depuis, il y a eu d’autres propositions et je pense que la prochaine fois que je vais rencontrer blackness dans un texte, je vais le traduire, parce que depuis j’ai vu des traductions de ce terme qui fonctionnent bien.

Est-ce qu’il y a des mots pour lesquels tu te souviens avoir eu la sensation de trouver ou d’inventer quelque chose ? Ou d’autres qui te posent encore question ?

Un peu tout le vocabulaire de Julia Serano, autour de « genrement », « dégenrement »… Mais je pense que là, je n’ai pas vraiment été dans de la création, sans doute plus dans de la légitimation d’un vocabulaire qui circulait déjà un peu dans le réseau militant. C’était une occasion de le mettre noir et blanc, sur du papier, édité.  Il y avait aussi people of color, qu’on ne savait pas trop comment traduire. Est-ce qu’on traduisait par « personne de couleur », « personne racisée » ? Sachant qu’on parle de textes qui viennent de l’anglais, et que le terme « racisé·e » est pas mal utilisé en français, mais que pour des anglophones, il est perturbant, justement parce que l’idée qu’il serait opposé à « blanc » ne coule pas du tout de source. Les anglophones vont souvent considérer que les blanc·hes aussi sont « racisé·es », comme blanc·hes certes, mais ça reste une modalité de la race. Ce sont des questions qu’on s’est posées avec Isabelle sur le bell hooks. On avait tranché sur « gens de couleur », qui, même si il est peu utilisé en France, reste associé à un contexte historique précis, où il a été formulé par l’autrice. A l’inverse, je sais qu’il y a des termes qui me questionnent aujourd’hui, et même depuis que j’ai écrit ce texte, où je ne suis pas si sûre que je n’aurais plus envie de les traduire. Par exemple butch/fem, queer ; je trouve ça de plus en plus intéressant de réfléchir à des traductions. Ça a déjà été fait, pour queer il y a eu « tordu·e », qui a été utilisé dans les années 2000, mais qui n’a pas vraiment été repris à l’écrit dans l’édition. Et butch/fem, dans le livre, je dis que c’est mieux de ne pas les traduire, parce ce qu’ils sont utilisés tels quels dans la communauté, dans le vocabulaire en France. Mais ça me questionne. Surtout butch, qui se rapporte à quelque chose de très précis en anglais. C’est quand même un terme employé comme une injure au départ, et nous, on l’utilise en français comme un truc un peu extérieur, qui ne vient pas trop perturber, pas trop déranger, alors qu’on pourrait dire « camionneuse » par exemple. Alors je me demande : est-ce qu’on ne procède pas à une sorte de lissage, en ne le traduisant pas ? Et je n’en sais rien, je pense que ça dépendra des contextes, des livres, de la façon dont les termes sont utilisés. Je pense qu’il y a encore plein de fois où je ne le traduirai pas, d’autres où je déciderai que, si. Là, par exemple, pour queer, je suis dans les relectures d’un texte et j’ai décidé de pas le traduire de la même façon tout au long de l’ouvrage. Parce que selon les moments, oui, on peut dire queer parce qu’il y quand même une histoire du terme en France, maintenant. Ce n’est plus tout nouveau non plus. Mais en même temps, quand l’autrice parle du milieu queer des années 50, je trouve que ça ne marche pas en français. Voilà, donc le terme va être changeant dans l’ouvrage selon la façon dont elle l’emploie.


Sur ces usages et les décalages historiques, j’ai le souvenir du recueil Attirances[7] où il est aussi question des emplois du « jules », de la « garçonne »…

Oui, et je trouve que la démarche des autrices et directrices de cet ouvrage est assez réussie en fait, pour à la fois correspondre à l’usage et le questionner, avec des textes qui parlent de la notion sans utiliser ce terme-là, croisé avec plein d’autres langues…

La notion d’usage renvoie à la vie des textes, à leur résonance dans les espaces militants. Parmi les infinitifs que tu emploies dans ton livre, pour définir ton travail de traduction en féministe, il y a « tisser ». En quoi la traduction serait un travail de tissage ou de sororité ? Et, comment est-ce que tu vis les passages entre un travail solitaire, indépendant sur le texte, et toute la vie collective autour de ce dernier ?

Je pense qu’il y a vraiment les deux, même dans la solitude il y a une dimension collective dans le sens où je vais beaucoup lire, m’inspirer des traductions, donc même si je suis seule chez moi, dans mon bureau, il y a cette présence des traductrices ou traducteurs, des autrices ou des auteurs dans ma pratique.

Il y a aussi une dimension collective sur le texte. On est plein à travailler ensemble sur le texte, même si je suis toute seule dessus pendant quelques mois, plein de personnes sont déjà intervenues dessus. L’autrice et sa maison d’édition, puis, après ma traduction, les personnes qui interviennent en relecture, en correction, en édition… Ça dépend des maisons, parfois je n’ai presque pas d’échanges, on me dit, ok, merci pour le manuscrit, et plus tard je reçois mes exemplaires. A l’inverse, il y a des maisons d’édition avec lesquelles on discute dans le détail du texte, pour se mettre d’accord sur les stratégies qu’on emploie, les compréhensions qu’on en a etc. Et puis, il peut y avoir une dimension collective dans une autre mesure, sur des projets de traduction collective. J’en ai surtout fait l’expérience en tant qu’éditrice, par exemple avec la traduction collective de Stone Butch Blues[8]. C’était cette espèce d’immense chantier avec des dizaines de personnes impliquées à plein de niveaux différents, qui ont travaillé ensemble, qui se sont pris la tête, le texte avait cette dimension collective avant publication. Je suis moins familière de ça en traduction, mais c’est quand même un point important.

Ensuite, les textes circulent, ils sont critiqués, même les traductions sont critiquées – moins, forcément, parce que ça intéresse moins de monde que les textes en eux-mêmes, mais, quand même. Là aussi, il y a une dimension de dialogue, de discussion et d’échange, avec plein de gens. Il y a des propositions que j’ai pu faire à des moments en traduction et que je referais différemment maintenant parce que, déjà, le vocabulaire et le contexte ont évolués, mais aussi parce que j’ai pu entendre des discussions, participer à des échanges… C’est ça que j’entendais par la dimension collective. C’est d’autant plus important dans la traduction féministe, parce que je trouve qu’il y a un véritable enjeu de désacralisation du texte. Qu’il s’agit de prendre le contrepied du génie artistique, de cette idée que le texte est produit par un génie, traduit par un autre génie ailleurs, un génie de la traduction, que c’est une histoire de génies entre eux. Alors que non, c’est surtout du travail, en fait. Et du travail souvent ça marche mieux quand on est plein à mettre son nez dedans ou au moins à se nourrir des expériences des autres. C’est dans ce sens-là que cette dimension collective est aussi féministe. C’est une remise en question concrète de l’institution littéraire au sens, on va dire, élitiste.

Est-ce que sur ce point, il y aurait, selon toi, des nuances en fonction des natures de texte ? Est-ce que la sacralisation d’un texte, et donc la possibilité de sa désacralisation, est la même selon qu’on soit face un ouvrage théorique ou de fiction ? Par exemple : est-ce que les mémoires de Dorothy Allison, sont aussi sacralisées que peut l’être, dans un autre contexte, le Manifeste de Julia Serano ?

Je pense qu’elles le sont plus. Je pense que je traduis plus vite les essais, le théorique et que je me fais un peu plus confiance on va dire. Une fois passées les premières dizaines de pages, le temps de s’imprégner du style, puisqu’évidemment tu ne traduis pas de la même façon, par exemple, bell hooks, qui a un style particulièrement précis et concis, ou Federici, qui a tendance à faire des phrases à rallonge. Donc je travaille à m’en imprégner, bien sûr, mais par contre mon attention première va être très factuelle, très terminologique. C’est à dire que je vais vraiment faire attention à bien choisir certains mots qui reviennent régulièrement, qui sont des mots qui réfèrent à des théories, à des idées, à des mouvements. Je suis un peu plus libre sur la construction des phrases. Evidemment je ne vais pas faire une phrase de 10 lignes si je traduis bell hooks mais, disons que le choix du mot peut être plus lié à son sens précis et un peu moins, par exemple, à sa sonorité. Ce n’est pas grave s’il y a un mot avec plein de f ou de t. Ce n’est pas très beau, mais ça n’est pas très grave, c’est ce qu’elle dit, c’est ce qu’elle veut dire, et je reste là-dedans. Alors que sur Dorothy Allison, par exemple, j’ai passé beaucoup plus de temps parce que l’enjeu va vraiment être de restituer l’œuvre littéraire, dans sa beauté. Elle écrit bien, elle fait de jolies phrases, elle utilise plein de vocabulaire, tout un univers lexical, qui lui est propre. Je trouve ça beaucoup plus difficile. Il ne s’agit pas « juste » de bien connaître ce dont elle parle, il s’agit aussi de réussir à refaire du beau, avec des mots, des sons complètement différents, et ça c’est hyper dur, je trouve. C’est génial, c’est passionnant, mais je pense que je traduis presque moitié moins vite un texte de Dorothy Allison par exemple.

Est-ce que c’est en lien avec les affects qui sont véhiculés, qui ne sont pas du même ordre ? Dans ton ouvrage, tu parles d’un écho de certaines histoires (je crois que tu emploies le terme de « vampire ») comme si tu squattais pendant un temps le récit de la personne que tu traduis. Quel lien est-ce que tu as aux histoires que tu traduis ?

Ce sont des choses que je peux retrouver dans les essais comme dans la littérature ça. Mais c’est plus facile de s’en distancier dans les premiers qu’en littérature, en tout cas, en ce qui me concerne. Du côté des essais… En ce moment, je suis en train de traduire un texte qui est horrible, plein d’histoires de viols, de meurtres. C’est un texte qui se centre sur les mouvements masculinistes, incels et compagnie, où l’autrice enchaîne les faits et les informations. C’est pas très fun, mais bon, j’arrive à mettre une certaine distance. Par contre, si tu es en littérature, et que la personne te raconte vraiment une histoire, qu’elle t’embarque dans le cancer de sa mère pendant trente pages, j’en peux plus, je suis au bout de ma vie au bout de cinq pages. Ça joue clairement sur la façon de traduire, sur le temps que ça prend… Il y un investissement qui va être particulièrement fort en littérature, une corde plus sensible qui est touchée là où, pour l’essai, on resterait plus sur une corde intellectuelle. Mais bon, c’est schématique, ça n’est pas aussi simpliste. En littérature, pour l’instant je n’ai traduit que Dorothy Allison, je pense que c’est l’autrice que j’ai le plus relue, que j’aime vraiment particulièrement, donc, forcément je suis très touchée. Peut-être que si je traduisais beaucoup de littérature, ça créerait une autre distance. Donc je ne sais pas si je donnerais la même réponse d’ici quelques textes. Le terme « vampire », c’était un peu une façon de dire – et je ne sais pas si c’est le terme le mieux choisi – qu’il y a une forme de vie par procuration dans la traduction, enfin, dans mes traductions, pas forcément toutes d’ailleurs. Comme on peut trouver dans la lecture en général. La traduction n’est jamais qu’une forme de lecture. Si ce n’est qu’au lieu de lire 30 ou 50 pages en une heure, on va les lire en 3 semaines. Du coup, forcément, ça rentre un peu dans les entrailles, mais c’est le même principe que la lecture, ça touche à des endroits où l’on se reconnait, on fait des parallèles avec sa propre vie etc. Et je pense que, comme tout le monde, il y a plein de choses que je vis, qui me traversent et que je retrouve dans certains textes que je traduis. Et donc j’ai l’impression de dire des choses sans les dire, de pouvoir parler par l’intermédiaire de quelqu’une d’autre, même si il faut faire attention avec ça, l’idée n’est pas de raconter son histoire dans les traductions. Mais quand le choix est possible, et ça n’est pas toujours le cas, on choisit un texte pour certaines raisons, quelles qu’elles soient. Oui, en tout cas, je pense que moi, si j’ai proposé et appuyé ces deux traductions de Dorothy Allison là, c’était parce que je savais que ça me permettrait d’exprimer des choses à travers elles.

Est-ce que le fait de lire certaines versions d’une histoire, d’en proposer certaines traductions provoque chez toi l’envie d’écrire certaines choses, non encore écrites et traduisibles ? En somme, qu’est-ce que la traduction fait à ton activité d’écriture ?

En termes de désir, je crois que je n’en suis pas là, par contre, oui je pense que ça a bougé des choses sur la simple idée de la possibilité d’écrire… La traduction c’est de l’écriture aussi, c’est une lecture mais c’est une écriture, et je pense que ça m’a vraiment mise à l’aise avec l’écrit – qui est une forme d’expression que j’ai quand même plus ou moins toujours préféré dans ma vie. Cette désacralisation du texte par la traduction et le plaisir textuel d’écrire, ça m’a vraiment aidée. Pour l’instant j’en suis là, je ne sais pas si ça va se transformer en désir. Je pense que ça dépend de ce qu’il y a à raconter. Je n’ai pas forcément de désir d’écrire en propre, en soi, d’écrire pour le plaisir d’écrire, je n’ai pas forcément ça. Je pense que pour moi ça se pose plus en termes de : « est-ce que j’ai quelque chose à raconter ou non ? ». Je ne sais pas, on verra. Ce livre, c’était un premier essai. Il n’était pas vraiment lié à une activité d’écriture, c’est plus sur le « fond » que ce projet de livre est né, après il s’est avéré que j’ai pris du plaisir à l’écrire et surtout à le réécrire avec la relectrice et les éditeur/rices. C’est assez génial comme processus.

Qu’est-ce que tu pourrais dire de l’expérience d’écriture et de publication de ce livre là, de tout ce travail de mise à l’écrit de certaines réflexions sur ta pratique ? Qu’est-ce que ça a déclenché ou permis d’asseoir pour toi ?

Justement c’est très intéressant comme processus, j’ai trouvé ça assez passionnant de travailler un manuscrit comme ça. Le premier jet n’a pas été simple, j’ai pas eu un rapport fleuve à l’écriture, c’était plutôt jusque 17h à me perdre dans ma tête et puis après, 17h-20h à écrire. Mais oui, je trouvais ça intéressant. Et ce que j’ai trouvé très agréable c’est d’avoir le temps, par rapport à des traductions où il y a une temporalité qui est un peu plus courte. Une fois que le manuscrit est passé, voilà on corrige un peu, mais c’est vraiment de la correction, on ne fait pas de la réécriture et puis il a un moment où le livre doit partir en maquettage et en impression pour qu’il sorte. Alors que là, bon, la temporalité est plus fluide, s’il ne part pas à ce moment-là, il partira plus tard et ce n’est pas grave. J’ai trouvé ça très agréable, de pouvoir peaufiner, même si évidemment là, quatre mois après la parution j’ai déjà envie de réécrire la moitié. Mais c’est normal, je pense que c’est le principe. Ça me fait la même chose avec les traductions, une fois qu’elles sortent, j’ai envie de les refaire. Ça a aussi donné lieu à des rencontres, à des discussions, et j’ai été hyper surprise que ça intéresse autant de monde. Je n’imaginais pas ça, je pensais que ça allait être un truc hyper de niche. Je trouvais que c’était important de l’écrire, mais important pour moi, surtout. Alors qu’en fait, il y a du monde aux rencontres, ça intéresse beaucoup de gens. C’est hyper stimulant, mais aussi assez vulnérabilisant comme expérience. Ce qui à la fois est chouette, parce que je trouve que la vulnérabilité, c’est quelque chose de très puissant, mais, personnellement, c’est plus effrayant… Je me suis débrouillée pour trouver un équilibre qui me convient dans le contenu, mais c’est vrai que le moment où tu te rends compte qu’il y a des personnes qui le lisent, c’est un peu bizarre. Aussi parce que si je fais de la traduction au départ c’est parce que je n’ai pas forcément envie de parler en propre. Enfin, en tout cas, ça n’est pas ma priorité. C’est grâce à Anna Rizzello de La Contre Allée, qui m’a poussé au début pour que ça sorte. Et, aussi, aux prises de parole que j’ai pu faire les deux ans avant d’écrire ce livre, où je me suis dit qu’il y avait matière à faire un livre, ce dont je n’avais pas forcément conscience avant. Mais c’est vraiment La contre allée qui m’a fait écrire au « je », c’était pas du tout l’idée de départ, c’était beaucoup plus, on va dire, théorique. Pas forcément plus jargonneux, mais plus distant.

Est-ce que tu as des envies ou des projets de traductions pour la suite ? Ou d’espaces de transmission et de travail ?

Des projets de traductions ça j’en ai plein.

Du côté de l’édition, cet été Hystériques & AssociéEs va publier Joan Nestle[9], un recueil de textes qu’on a traduit avec Christine Lemoine, de Violette and Co. Ça c’est le projet le plus imminent. Je suis sur des projets en tant que traductrice jusqu’au printemps prochain, trois, d’essais et de poésie. Pour trois structures complètement différentes : une maison universitaire, une maison plus classique et puis une toute petite maison. Pour ce qui est des espaces, on a commencé à entamer une réflexion – mais je ne suis pas du tout en première ligne là-dedans – avec la revue GLAD!. [10] On est en train de créer un comité de traduction au sein de la revue, pour poser des questions de traduction. Et un projet de collectif d’édition féministe est en train de se monter, avec différentes maisons d’éditions indépendantes qui soit sont orientées vers le féminisme, soit  ont des publications un peu féministes. Et même si ça n’est pas directement un projet lié à la traduction, à un moment on va forcément en discuter, parce que, notamment pour l’édition indépendante, ça pose pas mal de questions. De fonctionnement, de budget, de façon de travailler etc.

Quels  liens est-ce que tu as, ou non, ou ne veux pas avoir avec certains espaces ou certaines pratiques de traduction très universitaires ou très canoniques ? Est-ce c’est quelque chose avec lequel tu arrives à prendre des distances, ou est-ce qu’il y a encore pour toi des sortes de frictions ou d’effets d’illégitimité par rapport à certains espaces ou certaines pratiques ?

Je pense que je suis en train d’y arriver. Je n’y suis pas encore arrivée tout à fait mais je suis en train de me détacher de ça, je pense. Aussi parce que j’avais repris des études, que je n’ai pas encore terminées, dans l’idée de gagner en légitimité et de me former à des univers que je connaissais pas beaucoup, mais en fait, maintenant j’ai du travail et je suis en contact avec ces univers sans être passée par la case formation académique. Je suis dans une période où ça bouge pas mal, notamment avec la publication du livre, une traduction en cours pour les PUF, alors forcément ça légitime dans une certaine mesure. Je pense que je suis arrivée à un équilibre, en tout cas mes illégitimités et mes doutes sont plutôt positifs en fait. Je trouve que c’est bien d’avoir des doutes au moins, la légitimité je ne sais pas, mais en tout cas c’est plutôt moteur, ça me donne envie de m’améliorer, d’apprendre, de lire. Je n’ai pas de liens très forts avec l’académie mais je lis quand même à certaines périodes énormément de traductions, de traductologie. Je ne fais  pas des études approfondies de chaque traduction que je lis, mais ça m’aide, ça me donne envie d’apprendre, et je trouve ça cool. Ça me convient comme ça, je crois. Je pense que je suis arrivée à une période où je ne suis plus spécialement en difficulté par rapport à certains espaces. Je pense qu’avec le temps, j’ai appris à m’en foutre et à naviguer ces espaces aussi et j’ai accumulé l’expérience qui fait que j’y suis moins en difficulté objectivement. Mais c’est personnel, c’est moi qui suis moins en difficulté, pas forcément les espaces qui ont bougé. Il y a encore plein de gens qui sont en difficulté dans ces espaces.

Tu parlais plus tôt de désacralisation du texte. Il me semble que la question des usages du texte, de ses possibles circulations et transmissions, est récurrente dans les milieux militants. Comment est-ce que tu articules la traduction avec ton expérience de l’édition, et celle d’avoir produit des formats un peu plus mouvants, comme des zines ? Quel rapport militant tu aurais à l’objet texte ?

Je pense que justement, je ne considère pas que j’aie un rapport militant au texte. Un rapport politique au texte, à la traduction, ça c’est sûr, mais pour moi « militant », le « militantisme », c’est vraiment lié à une forme d’organisation politique et je ne pense pas avoir ce rapport aux textes. Je ne suis pas convaincue de l’impact profond des textes sur la vie concrète. Je le fais parce que j’aime faire ça, parce que ça a du sens, parce que je trouve que oui, ça a une certaine utilité. Mais honnêtement, si j’étais dans une démarche militante, je pense que je ne ferais pas ça, je ferais autre chose. Quelque chose de plus utile, plus concret. Là c’est une façon pour moi très personnelle de gérer ce que je trouve important, ce que j’ai envie de faire ce que je peux faire mais je ne pense pas que ce soit un acte militant de faire ça. Parce qu’il y a plein de gens qui ne lisent pas ou peu, ou qui n’ont pas accès facilement aux livres. Et là on parle de textes qui sont édités à quelques milliers d’exemplaires, qui sont lus par plein de gens dont la vie est parfois bouleversée par ces lectures, c’est vrai, mais ce ne sont généralement pas pour autant des textes qui sont diffusés à très grande échelle. Ça reste souvent cantonné à un petit monde littéraire, cultureux, instruit… Les textes changent la vie de celleux qui les lisent, d’accord, mais qu’en est-il de la vie des autres ? Alors je ne suis pas sûre de voir le texte comme un support militant de première importance. Et je ne pense pas que le zine soit plus accessible, parce que en vrai les zines circulent dans des milieux qui ne sont pas forcément plus ouverts ou plus accessibles que des textes qui sont disponibles en librairies ou  dans des bibliothèques. Alors oui, il y a un format qui est facile à faire circuler, mais est-ce que ça touche  plus de monde ? Ça, je n’en suis pas convaincue. Voilà, je dirais que j’ai pas de rapport militant au texte, et ça ne veut pas dire que je trouve que ce n’est pas important, ou que je ne réfléchis pas politiquement la question. Mais si je veux militer, je fais plutôt autre chose. 

Est-ce que, tu penses qu’il y a une forme d’assignation à ce « militantisme » là, ou, disons, qu’on prête un enjeu à ton travail qui n’est pas celui que tu engages ?

Je ne crois pas. Personnellement, je pense que de manière générale, on a tendance, et moi avec, à confondre un peu politique et militantisme et donc, oui, à user du qualificatif militant pour des choses qui le sont pas forcément. La traduction n’y échappe pas. Même moi, je pense que j’utilise le terme « militant » quelques fois dans le livre, parce que c’est une déformation, une habitude de compréhension. Avec Hystériques & AssociéEs et le travail que l’on fait collectivement, bénévolement, il y a peut-être une dimension un peu plus militante. L’intention d’engagement des personnes qui s’impliquent dans les projets serait une volonté d’influer sur les choses, les rapports sociaux, les discussions, en s’engageant à publier ces textes-là et à le faire d’une certaine façon qui va être réfléchie politiquement… Mais je dirais que ça s’arrête là. C’est mon regret, enfin, un regret je ne sais pas, mais c’est vrai que je passe beaucoup de temps à travailler le texte au lieu de faire d’autres choses qui seraient peut-être plus « militantes ». Mais, voilà, c’est comme ça. Je n’ai pas de prétention à être particulièrement militante, en vrai.

Pour citer cette notice

Colombe, Rachel: «Entretien avec Noémie Grunenwald». Dictionnaire du genre en traduction / Dictionary of Gender in Translation / Diccionario del género en traducción. ISSN: 2967-3623. Mis en ligne le 12 septembre 2022: https://worldgender.cnrs.fr/notices/entretien-avec-noemie-grunenwald/


[1]  https://lacontreallee.com/catalogue/sur-les-bouts-de-la-langue-traduire-en-feministes/

[2]  https://tahin-party.org/serano.html

[3] https://www.cambourakis.com/tout/sorcieres/de-la-marge-au-centre-theorie-feministe/

[4] https://hysteriquesetassociees.org/a-propos/

[5] https://entremonde.net/reenchanter-le-monde

[6] https://www.cambourakis.com/tout/sorcieres/trash/
  https://www.cambourakis.com/tout/sorcieres/deux-ou-trois-choses-dont-je-suis-sure/

[7] Lemoine, Christine et Renard, Ingrid (Ed.) (2001), Attirances. Lesbiennes butchs/lesbiennes fem, Éditions gaies et lesbiennes, Paris.

[8] https://hysteriquesetassociees.org/sbb/

[9] https://hysteriquesetassociees.org/2022/02/01/fem/

[10] https://journals.openedition.org/glad/


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