HOUSE

Crocheter la serrure

La maison, peut-être plus que n’importe quel autre lieu, est l’objet d’une ambivalence dans l’imaginaire qu’elle suscite. Espace refuge de la réalisation de soi et de l’émancipation des lois économiques et temporelles échappant à la rentabilité et la productivité pour certain·e·s, la maison devient l’arène privilégiée de l’oppression, de l’abus, de l’immixtion et de l’enfermement pour d’autres. Plutôt que de choisir de quel côté faire pencher définitivement la maison, cette notice montre comment ses deux fondations tiennent ensemble ou sont renvoyées dos à dos en fonction des contextes sociaux et culturels qui les pensent. La maison est en cela un intraduisible du genre car son usage recèle deux revers opposés et opposables utiles à la critique féministe qui vient, ici, s’immiscer par la fenêtre. 

Enfermé·e dedans

Derrière les murs de la maison, le feu de la cheminée est éteint. Il n’y a d’ailleurs pas de cheminée, pas plus que de fenêtres ouvrant sur un paysage apaisant. La serrure est verrouillée… Impossible de s’échapper. Thème récurrent des films d’horreur, la maison est bien plus qu’un décor, elle en est un personnage souvent principal. Se souvenir alors quand, petite fille laissée seule dans l’appartement le temps d’une séance de cinéma, la maison était devenue à ce point menaçante qu’elle avait dévalé les marches de l’escalier pour se retrouver dans la rue, sur le pavé bien plus familier. La nuit était plus accueillante dehors que dedans.

Si l’allemand associe la maison au familier (heimlich) et renvoie au bonheur, « rappelant l’intimité, la familiarité du foyer ; éveillant un sentiment de bien-être paisible et satisfait, de repos confortable et de sûre protection comme celle qu’offre la maison confortable et enclose » (Freud, 1933, p. 12), Sigmund Freud précise dans l’Inquiétante étrangeté que heimlich désigne tout autant ce qui est tenu secret, caché, de manière à ne rien laisser percer. La maison abrite alors une infinité de fantômes silencieux qui signalent que l’on peut être inquiété par le/les familier(s). Invisibles, ils secrètent pourtant des secrets qui pointent à la conscience des habitants plus ou moins effrayés : histoires de familles, cris et larmes étouffés, fatigue déniée, destins frappés, amours contrariés ou contrariants. Loin de l’archétype du bonheur domestique figuré dans la plupart des dessins d’enfants, loin également des contre-sens que recèlent certains de ses usages, la maison n’est pas celle de l’arrêt, du repos, de la retraite ou de la vacance, elle est l’institution privilégiée de l’enfermement, avec ou sans barreaux.

Pour les féministes, la maison est le lieu d’une immense arnaque : le confort des maisonnées se fait sur le dos des femmes. Anthropologie, histoire et sociologie montrent bien comment la maison a été et demeure l’arène principale de la reproduction des différences, des hiérarchies et de multiples violences. Plus particulièrement avec les féminismes de la deuxième vague en Europe et en Amérique du Nord émerge une critique de la soumission domestique. Le travail salarié des femmes a nettement augmenté depuis le siècle dernier, elles ont gagné la possibilité légale de contrôler leur vie reproductive, mais le plaisir du foyer continue de passer pour l’élément principal d’une « bonne » vie de femme. À cet égard, les discours qui accompagnent le déroulement du premier confinement durant le printemps 2020 semblent renforcer le mythe du plaisir domestique, alors même que les expériences attestent d’une intensification des contraintes, des inégalités et des violences au sein des foyers. Les femmes qui restent à la maison et télé-travaillent font face à la multiplication des tâches domestiques qui semblent leur avoir incombées davantage. Les journées ne suffisent pas à contenir les différentes nécessités professionnelles et familiales, alors même que prolifèrent les injonctions à profiter quasi-poétiquement – pour ne pas dire magiquement – de ce temps « suspendu ». Mais, comment parvenir à réaliser une tarte aux myrtilles faite maison quand on doit s’occuper des courses, du ménage, de l’école et répondre à son patron tout en gardant son poids de forme en allant jogger ? L’archétype hégémonique de la fée du logis, pourvoyeuse de biens et d’amour, loin d’être éculé, semble aujourd’hui s’actualiser et gagner en désirabilité. Dans le même temps, l’expérience d’autres femmes exclues du privilège du confinement est ignorée. Aides-soignantes, caissières, femmes de ménage sont renvoyées dehors [voir notice Confinement]. 

Bien sûr, le mythe s’effrite de toute part, et l’on reconnait dans la satisfaction d’une maison bien tenue et d’enfants qui se tiennent sages les chaînes invisibles de la fabrication du genre et des inégalités. Le processus qui conduit les petites filles téméraires et hardies à privilégier l’intériorité est décrit dans La Femme gelée d’Annie Ernaux (1981). Dans ce roman autobiographique l’auteure restitue avec force les logiques de classe et de genre qui mènent une jeune femme de la campagne pleine de rêves à s’éteindre à petit feu à mesure qu’elle cède aux sirènes de l’amour, du couple et de la famille, où comment endosser le mode de vie d’une « bourgeoisie de province » conduit à s’enfermer dans un intérieur d’autant plus laborieux d’entretien qu’il devient rutilant et dans une routine d’autant plus abrutissante que sa répétition assure la reproduction des vies et des capitaux familiaux. Agents utiles de la conservation et de la fructification des capitaux, les femmes n’en sont pas pour autant les premières bénéficiaires. Autrement dit, l’investissement domestique des femmes ne connait pas nécessairement un retour satisfaisant et elles restent, encore très largement, reléguées au moment des transmissions – y compris quand ces transmissions sont réduites à portion congrue, voire purement symboliques. Dans Le Genre du capital (2019), Céline Bessière et Sybille Gollac montrent ainsi que la question des inégalités économiques trouve sa source moins dans les différences salariales et professionnelles que dans les rapports de succession. Outre l’intérêt des données empiriques versées dans l’ouvrage, les deux sociologues proposent de déplacer le regard sur les inégalités économiques de l’extérieur, depuis la sphère publique, vers l’intérieur, celles qui se jouent dans le cœur des familles et des foyers.

À l’abri des regards, la maison est un champ de bataille alors même – et sans doute en vertu du fait – qu’elle incarne le ronronnement chaleureux et protecteur des menaces extérieures. La maison s’érige alors comme la plus petite unité frontière à l’altérité, laissant sur le seuil l’étranger : l’invective Go home ! est le revers de la sommation positive au Home sweet home.

« Une maison sans fille est une maison morte » (Mathieu, 2007)

Une deuxième façade de la maison est celle du doux logis et du refuge. En son sein, il serait possible de s’échapper du monde, de se cacher des regards contraignants et de se dérober de logiques sociales externes et majoritaires. C’est le « chez soi » promu par Mona Chollet (2012) dans un livre qu’elle consacre au bonheur domestique et qui prend une force toute nouvelle aujourd’hui. Dans cet ouvrage, l’auteure fait l’éloge d’une vie centrée sur le confort, les routines, le familier et le voyage intérieur contre ce qu’elle voit comme une injonction sociale à s’intéresser aux mondes de l’en-dehors : l’obligation de sortir de (chez) soi. Mais, cette conception de la maison comme espace calme où il est toujours possible de divaguer est d’abord une construction historique et socialement marquée : qui peut véritablement demeurer chez soi ? Autrement dit, qui est soumis·e à l’extériorité : contraint·e de sortir de chez soi ? Et comment faire quand on n’a pas de chambre à soi (Woolf, 1929) ? Comment écrire, faire ses devoirs, lire, dormir, pleurer, s’aimer quand on n’a pas, dans la maison, d’espace pour soi ? L’incursion du travail, des tâches domestiques, des bruits, des autres proches et familiers, du care, etc., est-elle propice au « chez-soi » qui sonne, dès lors, davantage comme un privilège, qu’un droit ? Dans sa conception moderne, la maison est en effet l’héritière d’un mode de vie bourgeois qui a permis le développement de l’individualité (chacun·e son propre lit) et, dans une phase historique plus tardive, l’émergence d’une subjectivité centrée sur la réalisation de soi (chacun·e son temps pour soi ; Perrot, 2009), l’intimité se confondant alors avec l’intériorité – voire avec l’individualisme.

À l’encontre de ce rapport à la maison comme condition minimale de l’intime et de l’épanouissement personnel, la maison est l’endroit où intérêts et reproductions d’un groupe se réunissent. Ainsi, Claude Lévi-Strauss qualifie de maison une « personne morale détentrice d’un domaine composé à la fois de biens matériels et immatériels, qui se perpétue par la transmission de son nom, de sa fortune et de ses titres en ligne réelle ou fictive, tenue pour légitime à la seule condition que cette continuité puisse s’exprimer dans le langage de la parenté ou de l’alliance, et, le plus souvent, des deux ensemble » (1991, p. 435). C’est une « bonne maison », dit-on ainsi d’un endroit jugé respectable où il serait profitable de poser ses bagages. Mais, la maison peut-elle échapper à la capitalisation et à la reproduction sociale ? Dans son acception positive, la maison est aussi un droit fondamental et relève de luttes pour la survie et la dignité des existences. On peut ainsi vouloir s’extraire de l’enfermement de la maison, encore faut-il avoir un toit d’où s’échapper…

Se désolidarisant des féminismes occidentaux, des féministes indigènes et minoritaires ont soulevé le caractère imposant de la volonté de s’éloigner de la maison. Réinvestir la vie domestique, revendiquer le désir de rester chez soi, éventuellement en inventant d’autres manières de faire et d’habiter participe d’une résistance aux hégémonies culturelles, y compris féministes qui – sous couvert de la défense des libertés – promeuvent un mode de vie productiviste centré sur l’individualisation des forces reproductives. La promotion du travail à l’extérieur (opposé au travail domestique, à l’intérieur) a donc été pensée comme un moyen de l’émancipation des femmes. Or, comme l’avance bell hooks, pour « une grande partie de la littérature féministe, les postures à l’égard du travail reflètent des préjugés de classe bourgeois. Les femmes de la classe moyenne qui ont dessiné les contours de la pensée féministe sont parties du principe que le problème le plus urgent pour les femmes était le besoin de sortir de la maison et d’aller travailler – de ne plus être juste des femmes au foyer […] Elles étaient tellement aveuglées par leur propre expérience qu’elles ont ignoré le fait que la majorité des femmes travaillaient déjà à l’extérieur du foyer […] » (2017, p. 193-194). Pour celles-ci, contraintes de travailler aux champs, dans les usines, dans d’autres intérieurs et toujours au service d’autres, l’en-dehors n’est pas le lieu désirable de l’autonomisation par le salaire et encore moins de la réalisation de soi par le travail. Pire, face aux différents types de violences rencontrés sur le lieu de travail (fatigue physique et psychique, harcèlements, ennui, dévalorisation, etc.) le retour à la maison devient un refuge, même si c’est pour y travailler toujours… Encore faudrait-il que le travail domestique puisse être valorisé et valorisable comme le souligne bell hooks, qui invite à « repenser la nature du travail » (ibid., p. 193). Si les femmes sont bien invitées à régner sur la maison, ce royaume est trop souvent perçu comme une bien mince compensation par rapport aux « vrais » lieux de pouvoir qui seraient ceux situés au dehors. La minimisation de l’implication des femmes dans les discussions et les décisions collectives a été remise en question notamment par l’anthropologie féministe. Ainsi, dans Une maison sans fille est une maison morte(2007) Nicole-Claude Mathieu compile quinze enquêtes réalisées dans différentes sociétés qui ont en commun d’être matrilinéaires (dont la filiation passe par la mère). Ces sociétés non axées autour de la lignée du père ont pour particularité de décentrer l’arène du pouvoir en partie vers la maison où gouvernent les femmes. Pour l’une des contributrices, Ok-Kyung Pak, « les narrations occidentales ont tendance à réifier ou du moins à accorder plus de poids au pouvoir public que privé, ce qui ne s’applique pas au contexte de l’Asie du Sud-Est » (2007, p. 312). L’incursion dans ces sociétés permet de prendre la mesure de ce qui se joue peut-être plus discrètement ici car dissimulé sous l’opposition radicale entre le dedans et le dehors : la maison est un lieu du politique.

La maison de Baba Yaga

Réinvestir la maison d’un pouvoir bénéfique, non pas seulement pour son importance dans les devenirs intimes et familiaux, mais pour la place qu’elle tient plus largement dans la vie de la cité, voilà peut-être, une manière de repenser la maison d’un point de vue féministe. À Montreuil, en Seine Saint-Denis, la Maison des Babayagas permet à des femmes âgées de vivre en relative autonomie sororale, ailleurs des maisons refuges accueillent des femmes vulnérables et victimes de violences conjugales ; au Moyen-Âge les communautés de béguines réunissaient dans les Flandres des groupes de femmes religieuses et laïques dans une architecture typique de petites maisons réunies par des coursives, afin de favoriser une vie collective d’entraide. Si ces communautés ont aujourd’hui disparu, elles inspirent des nouvelles générations de féministes qui voient dans l’urbanisme et l’architecture matière à transformation sociale (Vranken, 2018). La maison est ainsi un lieu privilégié de l’inventivité politique alliant critique de la division du temps et du travail, des modèles familiaux, des modes de vie sexuels (avec le phalanstère de Fourier par exemple) ou encore des utopies architecturales (comme avec les Maisons Nanas de Niki de Saint-Phalle). Les faces de la maison s’ouvrent alors sur l’extérieur et les fondations, montées sur roulettes, tendent à s’extraire du mirage de la propriété pour aller se promener.

Novembre 2020

Références

Bessière, Céline et Sybille Gollac (2019), Le Genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, Paris, La Découverte.

Ernaux, Annie (1981), La Femme gelée, Paris, Gallimard.

Freud, Sigmund ([1919] 1933), L’Inquiétante Étrangeté, Les classiques des sciences sociales, trad. Marie Bonaparte et E. Marty, en ligne : http://classiques.uqac.ca/

hooks, bell (2017), De la marge au centre. Théorie féministe, Paris, Cambourakis, 2017.

Lévi-Strauss, Claude (1991), « Maison », in Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Michel Izard et Pierre Bonte (éds.), Paris, PUF.

Mathieu, Nicole-Claude (dir.) (2007), Une maison sans fille est une maison morte. La personne et le genre en sociétés matrilinéaires et/ou uxorilocales, Paris, Maison des sciences de l’homme.

Pak, Ok-Kyung (2007), « L’énigme des ancêtres mâles chez les Minangkabaus matrilinéaires de Sumatra-Ouest (Indonésie) », in Nicole-Claude Mathieu (dir.), Une maison sans fille est une maison morte, op. cit., p. 299-333.

Perrot, Michelle (2009), Histoires de chambres, Paris, Le Seuil.

Vranken, Apolline (2018), Des béguinages à l’architecture féministe. Comment interroger et subvertir les rapports de genre matérialisés dans l’habitat ?, Bruxelles, Université des Femmes. Woolf, Virginia (1929), A Room of One’s Own, Londres, Hogarth Press.


ÉTIQUETTES

domesticity, empowerment, familiar/foreign, home, intimacy, violence and inequality