LA BÂTARDE

Bâtarde : « fille de bast », conçue ou née sur un « bât », au hasard de la vie de muletier, hors du lit conjugal, sur un lit de fortune installé sur une charrette ou le dos d’une bête.

La bâtarde est une figure féministe. À travers elle se réfléchit l’illégitimité sur les plans social, légal et symbolique, de même que la précarité identitaire des femmes et des sujets féminins et minorisés. À l’instar de la philosophe et écrivaine Françoise Collin, qui conçoit que « Le mouvement des femmes est apatride. Il est même extraterritorial. […] Le féminin [est] la bâtardise élevée au rang d’essence » (2014, p. 112), il est possible d’envisager le geste féministe comme l’inscription bâtarde des femmes dans la langue, ou encore comme la bâtardisation de la pensée.

La bâtarde est la fille dont l’existence est définie par l’absence du père. Née de père inconnu ou bien hors des liens du mariage, elle est celle que l’on ne reconnaît pas. Comme l’écrit Martine Delvaux dans son roman Blanc dehors : « Ces enfants illégitimes parce que nés hors mariage, ces enfants dits naturels, du péché ou de l’amour, sont des bâtards. L’accident coule dans leurs veines. Ils partagent avec leur mère une grossesse et une naissance honteuses parce qu’elles n’ont pas été désirées, indignes parce qu’elles n’ont pas été sanctionnées par un serment. Leur venue au monde doit être cachée plutôt que célébrée » (2015, p. 76). La bâtarde est la fille qui n’en est pas une. Sa naissance, dans les sociétés traditionnelles et hétéronormées, est un événement marqué du sceau de la honte et du secret. En ce sens, son existence est en soi un acte de désobéissance. Elle peut ainsi devenir le lieu d’une révolte. Pour la féministe, sa bâtardise est l’occasion du désaveu de l’ordre, de l’autorité du père et par métonymie, de l’autorité masculine.

Sans origine, ni adresse, ni appartenance, la bâtarde existe en marge du système et son récit s’écrit en marge de l’Histoire. Elle vient de la mère comme de nulle part. Elle est apatride : sans patrie, ni pays, ni nation, ni maison. C’est Virginia Woolf qui, dans Trois guinées, pense et revendique cette bâtardise féminine comme une identité de principe, alors que d’un même souffle elle dénonce l’exclusion des femmes du contrat social et le refus de participer d’une identité nationale définie par les hommes : « En tant que femme, je n’ai pas de pays. En tant que femme, je ne désire aucun pays. Mon pays à moi, femme, c’est le monde entier » (1977, p. 205). Ce monde, que Violette Leduc veut « à [s]a rencontre, le monde entier sous la forme d’un caillou, d’un étron, d’une odeur d’excrément, d’un journal souillé, d’une grappe de raisin écrasée sur ma route » (1966, p. 471), devient le pays de celles qui écrivent. Leduc, qui réclame l’épithète de bâtarde et en fait le titre de son livre (comme Dorothy Allison et son roman Bastard Out of Carolina), affirme être « née à la pointe de la plume » (Leduc, 1996, p. 23). Comme si elle conjurait l’estampe honteuse sur l’acte de naissance qui certifie son existence en fonction de cette assignation de « bâtarde » (Allison, 1992, p. 13), l’écriture offre aux femmes la possibilité d’une inscription sans limites ni frontières.

Catharine MacKinnon, dans Are Women Human ?, problématise le statut des femmes en droit et laisse entendre qu’elles sont considérées, selon la loi, comme n’appartenant pas tout à fait à l’espèce humaine. C’est dire que leur existence bâtarde et leur identité précaire font des femmes des hors-la-loi. Hors de la loi juridique, mais aussi hors de la loi du Père[1] (Roudinesco, p. 1072-1073) qui préside à l’inscription symbolique du sujet dans le langage. Luce Irigaray, dont Rosi Braidotti dit qu’elle fait figure de bâtarde de la philosophie, étant « the self-supporting orphan of an unloving father » (Braidotti, 1993, p. 8), est l’une des premières à avoir théorisé la misogynie du système symbolique tel qu’il a été conceptualisé par la psychanalyse et la philosophie traditionnelles. Devant le constat de l’impossibilité pour les femmes d’une existence légitime dans un langage tel qu’il s’élabore depuis le primat symbolique du phallus, elle revendique un « hors Loi ». Elle imagine un parler femme (Irigaray, 1977), qui fait écho à l’écriture féminine d’Hélène Cixous qui émerge depuis l’espace négatif de l’exclusion : « Afin de justifier mon bon tort, j’ai invoqué tous les motifs pour lesquels je n’ai pas le droit d’écrire dans votre raison : – pas de lieu d’où écrire. Pas de patrie pas d’histoire légitime. Ni certitude, ni propriété. – Pas de langue sérieuse déclarée. En allemand je pleure, en anglais je joue, en français je vole. Je suis voleuse. Pas d’hommicile fixe. – Pas de loi » (Cixous, 1986, p. 46).

La bâtardise se définit et trouve hospice dans cet espace négatif de la langue. Françoise Collin, qui était belge, mais qui a poursuivi sa carrière en France, n’a jamais adopté le français parisien, formel ou international. Elle a toujours gardé son accent. Le français n’a pour elle rien de familier et elle affirme s’être toujours sentie étrangère dans sa propre langue : « Belge dans la langue de France, par exemple, femme dans la langue d’hommes. Ici : c’est le lieu d’une personne déplacée, d’une langue déplacée » (Collin, 2014, p. 21). La langue est le lieu fondamental de la différence et des différends : « [Ce] n’est pas une langue, ce sont des langues, ce sont des français entre lesquels j’hésite constamment, qui m’habitent, qui me réconfortent, et que j’accorte sur la mince ligne de l’écriture » (p. 20). La faisant toujours parler « “à côté” ou “de côté” », (ibid.) l’accent est le signe de la bâtardise, celui d’une multiplicité qui ne peut se réduire à l’unité d’une syntaxe, d’une phonétique, ni à l’unité nationale. S’il se fait la marque d’un parti pris pour la mise à distance et la discordance, il peut s’entendre comme une résistance à l’assimilation (idéologique, nationale, sexuelle et linguistique) et à l’émulation.

Désobéir à la loi du Père implique une neutralisation du pouvoir signifiant du nom propre. À celle qui naît de la plume, il incombe d’être nommée sous le signe de la fiction, subvertissant par-là la filiation, l’injuriant, la mettant à mort. Marguerite Duras, dont le nom à la naissance était Donnadieu, confie en entrevue avec Suzanne Lamy : « Je m’appelle Donnadieu. C’est mon véritable nom, le nom du père. C’est pas Duras. […] [Duras] est un village du Lot-et-Garonne, près de l’endroit où mon père avait acheté une propriété. Il est mort là. […] Mais je n’ai jamais cherché à savoir pourquoi je tenais mon nom dans une telle horreur que j’arrive à peine à le prononcer. Je n’ai pas eu de père » (Duras et al., 1981, p. 56-57). Christine Angot, que l’on a surnommée la « bâtarde libre » (Guichard, 1977, p. 18-19), qui a délaissé le nom de la mère, Schwartz (lié à la judéité et à l’exclusion sociale), a choisi le nom du père. Bien qu’elle soit devenue légitime selon la loi et que le père l’ait reconnue, le nom Angot est désormais, chez l’écrivaine, le révélateur de l’inceste et de la corruption de la loi juridique et de la loi symbolique. Pour la bâtarde, porter le nom du père, c’est s’en prendre à la prétention de la pureté filiale, c’est remettre en question tout le système que sanctionne le nom propre.

La bâtarde a à voir avec l’impropre, la souillure, le déchet, le trash. Elle est ce qui, du propre, du nom, de la filiation, de la tradition, a été rejeté, abandonné, ignoré, nié. On dit d’elle qu’elle est un rejeton. On l’a mise dehors, on l’a privée de maison, on l’a déposée et abandonné sur des porches inhospitaliers. Elle est l’exilée, la bannie, elle voyage à travers le royaume des parias comme Flora Tristan le raconte dans Pérégrinations d’une paria. À l’instar du personnage de Bone dans Bastard out of Carolina, elle est déclassée, n’appartient à aucune classe sociale sinon la plus basse. Elle échappe à la catégorisation, sinon celle de sa propre illégitimité. La bâtarde est l’Autre, l’exclue, l’altérité à partir de laquelle la famille nucléaire hétérosexuelle se définit. Elle est l’inquiétant familier. Elle menace l’intégrité des limites et des frontières conceptuelles et politiques. Elle est mise à la porte, ou bien, comme l’écrit Particia Smart, elle sympathise avec le cadavre féminin qui se trouve « sous les fondations de l’édifice culturel occidental » (2003, p. 267), ce que Smart nomme la « maison du père ». Reléguée à l’obscurité, à l’invisible, à l’hors-champ, elle constitue le refoulé du patriarcat. La bâtarde est une figure double. Elle est victime et criminelle, dominée et subversive. Elle incarne la résistance, la survivance. La possibilité d’une révolution.

Dans une entrevue avec Laure Adler, Camille Laurens déclare que la fille est l’éternelle affiliée[2]. Par cette affirmation, Laurens entend que la filiation est ce qui, dans la société hétéronormative, attache la fille à un destin sexuel. La fille bâtarde est en ce sens libre de son destin. Ses loyautés sont d’élection. Elle s’invente une filiation. Elle la fabrique, la bricole. Elle change de nom, le choisit, le vole, le revendique, le transmet, le propage. Si elle est, comme Adrienne Rich, « split at the root » (1986, p. 120-123), sa filiation n’est ni linéaire, ni unitaire. Elle est sectionnée, hachurée, pointillée, découpée, remixée. La bâtarde trahit la ligne, la lignée, la logique générationnelle. Elle est fidèle à l’illégitime. Elle cultive un « art de la déloyauté », comme l’imagine Braidotti (1993, p. 2), et la bâtardise devient, comme chez Collin, « un art de tenir le fil et de casser le fil » (2014, p. 96).

La bâtarde a ainsi des sœurs, des « Sister Outsider », pour reprendre la formule oxymorique d’Audre Lorde qui réfléchit aux alliances possibles entre celles qui sont exclues du système social normatif et blanc et s’unissent sous le signe de la survie : « Those who stand outside the circle of this society’s definition of acceptable women ; those of us who have been forged in the crucibles of difference – those of us who are poor, who are lesbians, who are Black, who are older – know that survival is not an academic skill » (2004, p. 112). Ces figures-sœurs font œuvre de bâtardise. Elles menacent et compromettent les fondements de la tradition (occidentale, blanche, masculine), de la filiation (littéraire), de l’autorité (patriarcale) :

  • La pirate qui, chez Kathy Acker, prend le contrôle du langage par détournement : « [Piracy] concerns taking over, doing your own sign-making » (Friedman, 1989, p. 95). Le piratage, est pour l’écrivaine un savoir-faire illégitime, criminel – pour les institutions littéraires – que s’approprie Acker et qu’incarnent ses protagonistes (dans Empire of the Senseless ou Pussy King of the Pirates), et qui renvoie à un usage illicite, subversif du langage du dominant – le plagiat, le cut-up, le mixage.

  • La mendiante, dont la marche errante, chez Duras, renvoie au mouvement d’une écriture qui contemple sa propre disparition, une écriture qui « a tendance à oublier l’origine » (1966, p. 19). Si la mendiante de Calcutta n’est pas bâtarde, mais une « vieille enfant enceinte qui vieillira sans mari » (p. 10), elle est néanmoins une figure d’engendrement de la bâtardise. Vendue à une femme bourgeoise, l’enfant bâtarde devient le signifiant de cette transaction impossible, le catalyseur de l’errance.  
  • La vagabonde, comme l’écrivaine Colette, et Renée, la protagoniste de son roman éponyme. Pour cette dernière, le vagabondage elle le seul moyen pour préserver la possibilité de l’écriture en tant qu’elle émerge du lieu sombre de l’amour. Elle se sauve pour échapper au lien marital comme ce qui la priverait de son art. À l’encontre de la volupté que lui promet l’homme qui veut la marier, c’est la noirceur de l’intime (Colette, 1989, p. 924) qui est le « royaume » (p. 923) de la vagabonde, son « désert illimité » (p. 925).
  • Les cyborgs, fictions politiques du féminisme, dont Donna Haraway dit qu’ils sont les « rejetons illégitimes du militarisme et du capitalisme patriarcal », et qu’ils sont « souvent excessivement infidèles à leurs origines » : « Leurs pères sont, après tout, in-essentiels » (2007, p. 33).
  • L’alien, qui est une figure de la féminité comme inquiétante étrangeté du système patriarcal, qui figure l’aliénation sexuelle essentielle des sujets féminins alors qu’Olivia Rosenthal (2016), affirme que « toutes les femmes sont des aliens ». De même, l’Euguélionne de Louky Bersianik, extraterrestre de la « planète négative », cherchant sa « planète positive », fait son arrivée prophétique sur Terre comme dans l’écriture, comme une femme, étrangère, dans la langue des hommes. 

Outsider, étrangère, illégale, illégitime… la figure de la bâtarde catalyse l’exclusion et la résistance des sujets féminins et minorisés. Au dehors, elle fonde son royaume vers le dehors et trouve une communauté auprès de celles qui survivent, (se) font signe et font du lien sur la page comme dans la rue, sur la route de l’exil et les chemins de hasard d’où elles ont surgi.

Octobre 2020

Références

Acker, Kathy (1988), Empire of the Senseless, New York, Grove Press.

Acker, Kathy (1996), Pussy King of the Pirates, New York, Grove Press.

Braidotti, Rosi (1993), « Embodiment, Sexual Difference and the Nomadic Subject », Hypatia, vol. 8, nº 1, p. 1-13.

Cixous, Hélène (1986), Entre l’écriture, Paris, Des femmes.

Collin, Françoise (2014), Anthologie québécoise, 1977-2000, Marie-Blanche Tahon (éd.), Montréal, Éditions du remue-ménage.

Colette, Gabrielle Sidonie (1989), La Vagabonde, in Romans – Récits – Souvenirs (1900-1919), Paris, Robert Laffont.

Delvaux, Martine (2015), Blanc dehors, Montréal, Héliotrope.

Duras, Marguerite (1966), Le Vice-consul, Paris, Gallimard.

Duras, Marguerite, Suzanne Lamy et André Roy (1981), Marguerite Duras à Montréal, Montréal, Spirale.

Friedman, Ellen G. (1989) « A Conversation with Kathy Acker », Review of Contemporary Fiction, vol. 9, nº 3, p. 12-22.

Guichard, Thierry (1997) « Christine Angot, la bâtarde libre », Le matricule des anges, nº 21, p. 18-19.

Haraway, Donna (2007) « Manifeste cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle », in Manifeste cyborg et autres essais : sciences – fictions – féminismes, Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan (éds.), Marie-Hélène Dumas, Charlotte Gould et Nathalie Magnan (trads.), Paris, Exils, p. 29-105.

Irigaray, Luce (1977), Ce sexe qui n’en est pas un, Paris, Minuit.

Leduc, Violette ([1964] 1996), La Bâtarde, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire ».

Lorde, Audrey ([1987] 2004), Sister Outsider. Essays and Speeches, Berkeley, Crossing Press.

Rich, Adrienne (1986), « Split at the Root », in Blood, Bread, and Poetry : Selected Prose, New York, Norton.

Rosenthal, Olivia (2016), Toutes les femmes sont des aliens, Paris, Gallimard.

Roudinesco, Elisabeth et Michel Plon ([1997] 2011), « Nom-du-père », in Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Fayard, coll. « La Pochothèque », p. 1072-1073.

Smart, Patricia ([1988] 2003), Écrire dans la maison du père. L’émergence du féminin dans la tradition littéraire du Québec, Montréal, XYZ éditeur, p. 267. Woolf, Virginia ([1938] 1977), Trois guinées, trad. Viviane Forrester, Paris, Des femmes.


NOTES

[1] La loi du Père, loi symbolique ou encore « nom-du-père », définit dans la théorie lacanienne l’inscription et la reconnaissance par le langage du sujet dans la culture et la filiation. Le père a une fonction symbolique : « Le père exerce une fonction essentiellement symbolique : il nomme, il donne son nom et par cet acte, il incarne la loi. En conséquence, si, comme le souligne Lacan, la société humaine est dominée par le primat du langage, cela veut dire que la fonction paternelle n’est autre que l’exercice d’une nomination qui permet à l’enfant d’acquérir son identité. » (Roudinesco et Plon, 2011, p. 1072).

[2] « Naître fille, Camille Laurens », L’heure bleue, France Inter, 26 août 2020, 53’.


ÉTIQUETTES

bastard, feminism, filiation, illegitimacy, litterature