EXIL EN SOI

La langue de l’exil pour parler de l’exil

Cette notice parle la langue de l’exil en soi[1] pour parler de l’exil et de la langue de l’exil. Dans cette langue compréhensible, mais non courante, se trouve quelque chose rendant difficile son intelligibilité : la langue de l’exil varie d’une personne à l’autre. Compte tenu de cette langue de l’exil, la personne exilée peut se considérer comme « monolingue » :

« Je suis monolingue. Mon monolinguisme demeure, et je l’appelle ma demeure, et je le ressens comme tel, j’y reste et je l’habite. Il m’habite… » (Derrida, 1996, p. 13).

La question qui se pose dans le cadre de l’exil est celle de la langue de la personne exilée en tant que personne ayant connu l’exil deux fois, une fois vers le pays de destination et une fois vers l’intérieur de soi, en vivant sa « maison » en elle-même. Cette langue est construite, innovante, glissante, et présente des allers-retours pour l’exilée de l’extérieur vers l’intérieur et inversement. L’exil en soi est une forme de dissidence de la personne exilée, une dissidence résistante : dissidence de la nouvelle maison, dissidence de la nouvelle langue, dissidence de l’hostilité de l’extérieur, refus de ne pas s’éradiquer de sa maison intérieure. Cette maison intérieure repose sur les piliers de la langue, de la première langue, ou de la soi-disant « langue maternelle » (expression nationaliste du point de vue linguistique). La personne exilée évite la perte de quelque chose, la langue de sa maison, en cherchant le sens commun.

« Notre époque est celle de l’exil. Comment éviter de sombrer dans la fange du sens commun, sinon en devenant étranger à son pays, sa langue, son sexe, son identité ? […] L’exil est déjà en soi une forme de dissidence, puisqu’il s’agit de s’arracher à une famille, à un pays, à une langue » (Kristeva, 1986, p. 292)

L’exilée construit les piliers de cette « maison à l’intérieur » sur la langue de ses sentiments et ainsi, s’exile en elle-même, pour ne pas s’arracher à sa « maison ».

Concernant l’emploi de quelques mots, certains ne seront plus utilisés dans ce qui suit en raison de leur nature sexiste. C’est le cas des termes « langue maternelle », « patrie » en français et « zabâne mâdari » (la langue maternelle) et « kheâne-ye pedari » (patrie ou fatherland, ou plus littéralement, la maison du père) en persan. Peu de langues semblent avoir survécu à l’assaut du nationalisme qui fait d’une langue la propriété d’un peuple et construit le nationalisme linguistique. Le langage du nationalisme, comme le montre Benedict Anderson (2002), choisit les femmes comme dépositaires symboliques de l’identité du groupe, et cela n’arrive pas qu’aux femmes. Chaque sexe a le devoir de construire les piliers de ce nationalisme. En s’intéressant aux abus des État-nations, qu’ils soient nationalistes ou islamiques, et plus précisément dans le contexte de l’Iran où la langue persane est la langue centrale et exclusive, Azadeh Kian fait valoir que la langue des État-nations peut révéler leurs objectifs politiques :

« [Le nationalisme]… son langage choisit les femmes comme dépositaires symboliques de l’identité de groupe, décrit ses objets En utilisant le vocabulaire de la parentèle – la mère patrie (mâm-e mihan), la maison (khâneh) – indiquant par là quelque chose à quoi l’on est ‘naturellement’ attaché. » (Direnberger et Kian, 2019, p. 21)

Contrairement aux termes mentionnés ci-dessus qui ne seront plus utilisés à nouveau, un mot fait parfaitement écho au concept d’exil : maison ou home, ou dans sa forme persane, khâneh (pays natal ou homeland), qui est associé à la famille, la parenté, la première langue, les mémoires et les histoires de quelqu’une. Pour certaines, quitter sa « maison » signifie la migration, et pour d’autres, cela signifie l’exil. Cet exil peut conduire à la migration, ou demeurer un exil « pour toujours » et ne faire que changer de forme. Il convient de noter que la migration peut être également un exil, mais ce qui la distingue de l’exil, c’est que la migration peut être un acte électif, et la migrante peut avoir la possibilité de voyager vers et depuis son pays pour diverses raisons. Mais le personnage exilé de cette notice est privé de cette possibilité et de cette « chance » qui peut rendre l’exil un peu plus facile à supporter. L’exilée peut planter ses « racines » dans un petit pot, jusqu’au jour où elle rentre chez elle et replante ses racines là où elle les a déracinées[2], ou sans réaliser ce souhait, l’exilée peut demander à être enterrée dans son pays d’origine, dans sa maison.

© Angel Boligán Corbo

La richesse de la langue, la crise de la langue

La diaspora n’est pas une promised land (terre promise) et l’exil ne fait généralement pas référence à un déplacement volontaire et électif. Il recouvre surtout les notions de contrainte et d’obligation. Ce mot, « exil » est toujours accompagné d’autres mots : distance, séparation, morosité et mal du pays. Ce dernier est plus éloquent en anglais : homesick. Il peut désigner le fait d’avoir mal et d’être dans un lieu étranger à cause de l’éloignement de la home / maison. Dans le pire des cas, cette expression peut décrire le fait d’avoir mal et de subir une confusion causée par la distance d’une « maison » / home elle-même sombre et sans lumière : une maison détruite. C’est peut-être là que l’exil se transforme en migration ; migration en tant qu’envie de trouver une autre maison, parce que la vie quotidienne, la compulsion, la nostalgie, et l’absence de racines définitives dans la nouvelle terre, peuvent être si écrasantes qu’elles maintiennent une personne exilée déplacée pour toujours. À cause de déplacements radicaux, dans le cadre de l’exil, la personne exilée vit des changements aussi radicaux. Mardorossian, dans De la littérature d’exil à la littérature des migrants, appelle cela une « altération de la perception de soi », « qui se traduit souvent par une ambivalence à l’égard de l’ancien et du nouveau » (2002, p. 3). Cette transformation a aussi une autre face annihilante qui est l’exact contraire de l’exil à la maison : l’exil à l’errance[3], qui peut être accompagné d’émotions telles que la confusion et le homelessness. Dans les deux cas, le facteur de la langue est vital pour l’exilée qui est à la croisée des chemins entre exil à la migration ou exil à l’errance.

La personne exilée qui a été assez chanceuse pour échapper vivante d’une guerre, du fascisme, de l’idéologisme ou d’un chemin bloqué vers l’avenir qu’elle mérite ou qu’elle souhaite, emporte avec elle quelques affaires de sa « maison » (Stroinska, 2003, p. 95), au moins ce qu’elle porte, et commence son voyage, un voyage plein de monologues. Certaines sont plus chanceuses et privilégiées et peuvent emporter toutes leurs vies vers un avenir plus lumineux. Certaines n’ont pas ce privilège. Quelles qu’elles soient, elles ont toutes au moins un « atout » avec elles : leur langue, leur première langue. Cette « richesse » perd plus ou moins de sa valeur au cours du voyage en fonction de la destination et du degré de domination de la langue de destination. La première langue présente deux faces d’une même médaille : elle peut être une barrière à la communication dans la nouvelle maison (si celle-ci est finalement trouvée), ou participer à la constitution d’une maison à l’intérieur de la personne exilée. C’est définitivement là où elle est exilée ; exilée en elle-même, exilée en soi. C’est ainsi que la perte de la langue peut entraîner la perte de la maison pour l’exilée.

Contrairement à sa perception innée et (in)consciente, l’exilée, avec sa richesse en soi l’accompagnant toujours, est supposée sans langage par les hôtes ; et ce, peu importe qu’elle connaisse la langue du pays d’accueil et la parle, qu’elle ne la connaisse pas et soit silencieuse ou qu’elle la connaisse mais choisisse d’être silencieuse malgré tout. Sa richesse n’a plus de valeur, et sa compétence langagière dans la (les) nouvelle(s) langue(s), quel que soit le niveau, est une machine de fabrication, une machine qui copie et qui reproduit : une grue qui ramasse des morceaux de langue et les assemble afin de permettre la communication. La langue du pays d’accueil, même si elle est apprise et maîtrisée, n’est pas initialement une richesse nourrissant les pensées et les sentiments les plus intimes, qui restent difficilement partageables avec les autres, peu importe la langue, même dans la première langue. L’exilée « sans langage » cherche un temps supplémentaire pour activer sa grue (réfléchir et se faire confiance), la placer à l’endroit le plus adéquat (trouver et comprendre le sujet sur lequel prendre la parole), vérifier la carte des travaux (la grammaire et la cohésion des phrases) et choisir les pièces à remplacer (les mots composant les phrases), et tout ça, en recherchant la rapidité et l’excellence, pour « devenir » communicable et compréhensible, pour que cette machine devienne aussi performante que les autres, aussi performante que les grues fonctionnant automatiquement. Au cours de ce processus qui peut être empêché pour de nombreuses raisons, telles que ne pas se faire confiance ou ne pas oser communiquer, la personne exilée voit son identité en danger ; une identité qui lui donne un sens, qui donne un sens à son existence et qui définit sa foreign-ness (étrangeté) pour les autres.

« La grue de la langue de l’exilée »[4]
© Nima Hosseininia (2021)

Crise identitaire : Lost in translation

« La langue de l’exil ne crie jamais »[5] (Kristeva, 1986, p. 298) : il y a des moments où « la vie entière de l’immigrant avant l’émigration est imaginée comme ‘perdue dans la traduction’ (Lost in translation)[6] » (Besemeres, 1998, p. 327), et la nouvelle langue ne lui appartient jamais, car elle n’est pas issue de la culture qui a produit cette langue ; cette culture appartient à un « peuple » qui en est le « propriétaire » (Crépon, 2001). L’exilée est projetée d’un point vers un autre point et analyser sa situation entre « sa » langue, « cette langue » et l’exil dans le contexte du nationalisme linguistique est compliqué et complexe. L’exilée, dans ses efforts pour mener à bien les nouveaux et divers processus d’intériorisation nécessaires, intériorise sa plus grande perte : sa « maison » dans laquelle elle n’est pas obligée de faire des efforts pour ne pas paraître ou être entendue comme « fausse » (fake). À la fin de ce processus, elle est exilée deux fois : une fois d’« un » endroit externe à un autre, et une seconde fois, de l’extérieur de soi à l’intérieur de soi. Si le premier processus finit, le second est infini. Le premier a pour but de se développer/se sauver/se calmer ; et le second a pour but de se réfugier. C’est dans ce mouvement qu’elle traverse une crise dans son choix d’identité. L’une de ses identités est toujours vivante dans sa « maison » dont « les lumières sont encore allumées », comme nous le disons en persan pour signifier qu’il existe toujours une maison avec toute sa parenté. Une autre identité avec laquelle s’adapter s’accompagne d’une nouvelle langue, une nouvelle culture, une nouvelle maison.

Dans le processus silencieux de cette sélection critique, l’exilée vit l’exil en soi qui, comme le premier exil, n’a pas une seule instance ou un seul modèle pour ses millions de porteuses. Comme Magda Stroinska le dit dans Le Rôle de la langue dans la reconstruction de l’identité en exil :

« L’exil intérieur signifie se taire ou être réduit au silence, mais ce silence forcé peut en dire long. La notion d’exil au sens large s’applique à des millions de personnes dans le monde, et pourtant, il n’existe pas deux expériences d’exil suffisamment similaires pour justifier la création d’un prototype d’exil ou d’un individu expatrié. » (2003, p. 95).

« L’ambiguïté, l’incertitude et le questionnement incessant sur l’identité » sont les ressources des exilées (Ashley et Walker, 1990, p. 263). L’exilée trouve que sa langue a perdu sa pertinence dans le nouveau monde, qu’être sans voix est égal à être sans identité, et en cherchant une solution pour définir son identité et raconter son histoire, elle met sa grue en marche pour se construire dans la nouvelle langue. La nature de l’exil, qu’il mène à une maison/home ou à une errance/homelessness, implique un lourd bagage de sentiments et d’expériences intimes et terribles ; trop terribles pour être expliqués dans une langue quelconque. Ces sentiments et expériences perdent leur sens pendant le voyage entre l’esprit de la narratrice et la traduction : la narratrice est perdue dans la traduction, lost in translation, exilée[7] en soi et sargardân (سرگردان)[8].

Été 2021

Pour citer cette notice

Sadeghipouya, Mahdis: “Exil en soi”. Dictionnaire du genre en traduction / Dictionary of Gender in Translation / Diccionario del género en traducción. Mis en ligne le 24 septembre 2021: https://worldgender.cnrs.fr/exil-en-soi/

Références

Anderson, Benedict (2002), L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte.

Ashley, Richard K. et R. B. J. Walker (1990), « Introduction: Speaking the Language of Exile: Dissident Thought in International Studies », International Studies Quarterly, vol. 34, nº 3, « Special Issue: Speaking the Language of Exile: Dissident Thought in International Studies », p. 259-268.

Besemeres, Mary (2002), Translating One’s Self: Language and Selfhood in Cross-cultural Autobiography, Oxford–New York, Peter Lang.

Charbonneau, François (dir.) (2016), L’Exil et l’errance : le travail de la pensée entre enracinement et cosmopolitisme, Montréal, Liber.

Crépon, Marc (2001). « Ce qu’on demande aux langues (autour du Monolinguisme de l’autre) », Raisons politiques, vol. 2, nº 2, p. 27-40.

Derrida, Jacques (1996), Le Monolinguisme de l’autre – ou la prothèse d’origine, Paris, Galilée.

Kian, Azadeh (2019), « La fabrique du genre, des corps et des sexualités en Iran », in Lucia Direnberger et Azadeh Kian (dir.), État-nation et fabrique du genre, des corps et des sexualités, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, p. 16-40.

Hoffman, Eva (1998), Lost in Translation : A Life in a New Language, Londres, Vintage Books.

Kristeva, Julia (1986), « A new type of intellectual : the dissident », in Toril Moi (éd.) The Kristeva Reader, New York, Columbia University Press, p. 292-301.

Mardorossian, Carine M. (2002), « From Literature of Exile to Migrant Literature », Modern Language Studies, vol. 32, nº 2, p. 15-33.

Segers, Marie-Jeanne (2012), De l’exil à l’errance, Toulouse, Érès.

Stroinska, Magda (2003), « The role of language in the re-construction of identity in exile », in Magda Stroinska and Vittorina Cecchetto (dir.), Exile, Language, and Identity,  Francfort, Peter Lang, p. 95-109.


[1] À noter encore que la notion d’exil est utilisée dans un autre sens que celui souhaité par Kristeva dans son texte, et en l’inversant et le jouant.

[2] « Je suis enracinée ici », qui peut être revendiqué comme un poème identitaire de la diaspora iranienne, est un poème de Fereydoon Moshiri (1926-2000), poète iranien contemporain en deuil de la migration de ses ami.e.s et ses camarades, après la révolution de 1979 en Iran :

« Un jour, tu quitteras cette plaine sèche et assoiffée,

Et mes larmes te diront adieu,

Tu as l’air amer et déprimé,

Ton cœur est tourmenté par les épines du désespoir. Le chagrin de ce chaos t’a submergé,

[…]

Je suis enraciné ici,

Je resterai ici jusqu’à mon dernier souffle,

Qu’est-ce que je veux d’ici ?

Je ne sais pas… !

Et un jour comme le soleil de la crête de la montagne

Je chanterai l’hymne de la conquête

Et je sais que tu reviendras un jour… »

[3] Inspiré du titre d’un livre de Marie-Jeanne Segers.

[4] Exclusivement dessiné pour cette notice par Nima Hosseininia, artiste queer iranien exilé aux États-Unis.

[5] À noter encore que la notion d’exil est utilisée dans un autre sens que celui souhaité par Kristeva dans son texte, et en l’inversant et le jouant.

[6] Lost in Translation : une vie dans une nouvelle langue est le titre de l’autobiographie d’Eva Hoffman, écrivaine polonaise-canadienne.

[7] Le « genre » de la langue de cette notice a été délibérément choisi par l’autrice comme étant féminin.

[8] En persan ce mot signifie « errante », « confuse », « angoissée », « perplexe », ou plus littéralement, « une personne qui tourne sans interruption sa tête en cherchant quelque chose… ».


ÉTIQUETTES

exile, exile within oneself, first language, home, homeland, obligatory migration